Bloedwenn restait fidèle à elle-même et avant même de partager sa chambre avec l’humaine, Aerin avait entendu nombres d’éloges à son propos et pas de ceux qu’elle aurait souhaité. Bloedwenn était son opposée en bien des points, elle dégageait une assurance sans bornes et ses regards la troublaient toujours un peu. Elle était le genre d’individu que la jeune elfe avait l’habitude d’éviter, en général, mais avec le temps elle apprit à supporter la jeune femme et apprécier sa compagnie, même. Cela dit, elle n’aimait toujours pas être appelée « mon lapin », un petit sobriquet qui la mettait mal à l’aise. Elle soupira.

« D’autres qualités ? Venant de toi, je me demande bien lesquelles. Je ne suis pas forcément venue pour jouer, non… sauf si tu es prête à jouer sans mise ? Un duel amical, pour ta petite blonde préférée ? »

Et là, elle se souvint de la personne en face et elle regretta immédiatement ses mots, prononcés avec un ton des plus mielleux qui encouragerait sans doute Bloedwenn à continuer son petit numéro. Aerin avait l’habitude de convaincre ses amis en jouant la femme-enfant, en papillonnant des cils ou en prenant cette voix aguicheuse. Mais avec ou sans cela, Bloedwenn ne se gênerait pas de toutes les façons et d’ailleurs, elle avait déjà commencé. L’elfe ne savait jamais sur quel pied danser avec la jolie brune, et ‘jolie’ ne lui rendait pas hommage d’ailleurs. Avait-elle dit qu’elle avait déjà vu l’humaine sans rien sur le dos, soit nue ? Il fallait dire que Bloedwenn n’était guère pudique, ou qu’alors elle aimait à taquiner l’elfe plus que nécessaire.

« Mais tu as raison, je suis venue poursuivre mes lectures… mais et toi, tu n’as aucun apprenti à martyriser aujourd’hui ? J’me demande bien ce que tu peux leur apprendre d’ailleurs. »

Elle la taquinait bien sûr, puis elle resta silencieuse quelques instants pour réfléchir. Qu’est-ce que sa camarade pouvait faire pour elle ? Le jeu n’était pas non plus sa seule qualité, bien que de son côté, il s’agissait peut-être d’un défaut. Elle la regardait avec insistance, mais son esprit était ailleurs et elle avait plutôt l’air distraite. Elle n’avait rien de prévu pour aujourd’hui et c’était pour cela qu’elle était venue à la bibliothèque, l’après-midi était déjà bien entamée et elle pensait passer le reste de sa journée ici.

« J’ai envie de faire autre chose et tu me parais être une distraction suffisante pour changer mes plans. Enfin, pas toi au sens propre, mais… tu m’as comprise. On peut discuter ou s’amuser autrement, il suffit d’être un peu imaginatif… » Elle laissa sa phrase en suspens, puis : « …mais je sens que je vais le regretter, si je disais que je serai prête à faire n’importe quoi plutôt que d’étudier aujourd'hui. »

Elle était toujours à temps de décliner au dernier moment, de réprouver ses paroles ou de se défiler. Elle l’avait souvent fait, d’ailleurs, quand elle perdait sa mise et qu’elle lui promettait de lui rembourser sa dette. Ce n’était toujours pas fait et le montant s’accumulait, et si elle commençait à parler de cela, elle filait vite fait. Elle trouverait le moyen de la payer, un jour ou l’autre, ce n’était pas comme si elle pouvait s’enfuir de la tour n’est-ce pas ? Elle avait toute sa vie devant elle, mais il ne faudrait pas non plus qu’elle s’endette à vie, hein ! Alors elle ne miserait rien aujourd’hui.

- Je ne les martyrise pas assez si tu veux mon avis, s’ils veulent survivre ici ils vont avoir besoin de plus que quelques séances de prière et des cours théoriques…

- Oh ? je suis une attraction suffisante ? Tu veux jouer avec moi sans miser d’argent, s’amuser autrement et être imaginatif, mais mon lapin te déciderait tu enfin à te laisser aller à jouer à des jeux d’adultes ?

L’elfe regardait sa compagne avec suspicion quand elle lui parla de son attitude au sein de la tour. Elle fronça les sourcils quelques secondes à peine avant de lâcher un petit rire significatif, même s’il était vrai qu’elle ne criait pas à qui voudrait l’entendre que le Cercle ne la satisfaisait plus, mais elle n’était certainement pas la seule à souffrir de l’enfermement, et de l’isolement. Elle sourit à Bloedwenn qui lui faisait son profil psychologique et qui la qualifiait de dangereuse, mais elle ne comprenait pas vraiment en quoi elle pouvait l’être. Jouer la comédie, mentir pour sa propre sécurité ? Non, elle se contentait seulement de taire la vérité, mais sa gentillesse était sincère et elle n’était pas vraiment capable de ‘tromper’ quiconque. Peut-être était-elle seulement beaucoup moins réservée qu’elle ne le laissait paraître, et peut-être plus maligne aussi.

« De nous deux, je dirais que tu es la plus douée pour 'jouer'. Est-ce que tu t’arrêtes parfois ? J’aimerais savoir à quoi ressemble la vraie Bloedwenn, celle qui n’est pas mage et qui ne pense pas qu’à l’argent. »

La personne qu’elle était avant d’entrer au Cercle, ou même avant de grandir. Elle devait cacher des faiblesses, cette femme que l’on pouvait croire sans cœur devait, au fond, en posséder un. Aussi persistante avait-elle pu être tout au long de ces cinq ans, Aerin n’avait jamais réussi à la percer à jour. Elle dormait dans la même pièce qu’elle, la voyait presque tous les matins au réveil et tous les soirs au couvre-feu, mais elle ne la connaissait pas vraiment. Il fallait dire que la froideur d’Aerin au début, n’avait pas beaucoup aidé. C’était une chose d’être regardée avec appétit par les hommes, mais elle avait été troublée en décelant le même regard chez sa camarade. Fort heureusement, elles trouvèrent un terrain d’entente dans le jeu…et l’argent. Bloedwenn était amusante, jolie, charismatique et terrifiante, surtout quand on lui devait de l’argent. Aerin pensait que partager sa chambre devait lui valoir un traitement de faveur ou quelque chose dans le genre, de ce fait elle n’avait quasiment jamais peur de la taquiner, quand bien même ça se retournait contre elle ensuite.

« Tu as peut-être raison… » Avait-elle répondu quand Bloedwenn se plaignait de ne pas assez martyriser ses apprentis.

Et si on arrêtait de les effrayer avec l’opinion religieuse ou leur existence non désirée en ce monde, les apprentis ne se tourneraient pas vers les prières en maudissant leur condition. C’est en cultivant la peur qu’on alimentait les flammes de la rébellion, plutôt que de les étouffer. Comme on le disait, Aerin souffrait du sort que l’on réservait à son ‘espèce’ sans pour autant en blâmer sa magie. Elle n’était pas objective, cela dit elle était consciente que les non mages aient peur de ce qu’ils ne pouvaient pas maîtriser, ni en avoir le contrôle, mais condamner la magie dans une tour n’était qu’un moyen de reculer pour mieux sauter. Soit, ce n’était pas l’heure d’en débattre et Bloedwenn n’oubliait pas ses priorités. Elle interpréta les paroles d'Aerin comme celle-ci s’y attendait, même si elle avait essayé de le dire autrement. L’elfe leva les yeux au ciel et s’éclaircit la gorge en guise de réponse, car elle détourna les yeux sans rien dire. Des jeux d’adultes ? Haha… ce ne serait pas pour aujourd'hui, non.

Elle revint ensuite sur le sujet initial, mais comme Aerin s’en doutait, Bloedwenn ne jouerait pas sans mise. Cela dit, la mise n’était pas forcément constituée de pièces scintillantes ou d’objets précieux, mais Aerin flairait le piège et elle ne voudrait pas miser sa dignité ou autres choses dans le genre. Quand Bloedwenn lui proposa de lui rendre service en cas de défaite – lorsqu'elle perdrait, plutôt – Aerin hésita un instant. Après tout, un service serait la moindre des choses et si cela pouvait effacer son ardoise, elle en serait encore plus heureuse.

« Quel genre de service ? Avec toi, j’aurais tendance à me méfier, mais… » Elle réfléchit un instant, curieuse également de savoir si la divination lui réussissait ou non. « Je suis aussi curieuse de savoir ce que me diront tes cartes, alors j’opte pour ça ! »

Elle n’allait pas cracher sur une séance gratuite, n’est-ce pas ? Elle ne croyait pas vraiment à ces choses-là, mais c’était amusant et qui sait, peut-être qu’elle tomberait juste. Elle la regardait mélanger ses cartes, et après réflexion, elle reprit la parole.

« Sans jouer et sans rien miser, si jamais tu as besoin d’un service ou quelque chose du genre dans les jours qui viennent, je suis là. Je te dois au moins ça, depuis le temps. »