[Flashback] No rest for the wickeds

Un nouveau roulement de tonnerre secoua la campagne figée. Edgar pressa son cheval déjà épuisé, jetant un regard vers le ciel si sombre que la fin d'après-midi avait pris des allures nocturnes. Perendale était enfin en vue, mais il doutait de pouvoir l'atteindre avant l'orage. Il faisait une chaleur insupportable et homme et monture étaient trempés de sueurs. Ils étaient si prêts du but qu'Edgar n'avait qu'une hâte, en finir au plus vite. Il lui avait fallu un mois entier de voyage depuis Antiva, à travers les Marches Libres puis le Nevarra. Et pourtant, il avait l'habitude de traverser Thedas de long en large suivant le bon vouloir des contrats et des maîtres de guilde. Mais en plein été, avec la chaleur écrasante des régions loin de la mer, le voyage n'avait pas forcément été des plus agréables. Il n'aimait pas particulièrement monter à cheval et n'y consentait que par nécessité. Après des jours et des jours à ne rien faire d'autre que galoper, dormir, galoper encore, il était raide de courbatures et n'aspirait qu'à une chose : arriver au plus vite et ne plus recroiser de canasson avant une bonne semaine.

Il n'avait pas dû pleuvoir depuis longtemps et son passage faisait voler des quantités astronomiques de poussière, dont une partie se redéposait sur lui. Elle lui collait au visage, s’insérant dans son nez et ses yeux. Son cheval lui sembla se traîner alors que la ville paraissait toujours beaucoup trop loin. Si Edgar vivait aussi mal le voyage, c'est aussi parce qu'il s'y sentait forcé. L'un des Maître Corbeau de Perendale était mort – une chose peu surprenante dans ce métier qu'était le leur – et il avait été désigné pour le remplacer. Temporairement, d'après ce qu'il avait compris. On lui avait fait passer cela comme une récompense, mettant en avant une paye à la hausse et d'autres avantages en nature. Pour bons et loyaux services, un genre de promotion. Mais lui le vivait comme une punition. Il lui était déjà arrivé d'être mobilisé sur une autre Maison que celle d'Antiva, mais jamais vraiment longtemps. Qu'on ne lui ait pas donné de date limite l'avait énormément contrarié. Évidemment, il respectait bien trop sa hiérarchie pour protester. Edgar connaissait Antiva sur le bout des doigts. Il avait grandi dans ses rues, en connaissait chaque recoin, chaque planque, chaque piège. Il avait des yeux et des oreilles partout, informateurs et autres espions, ce qui faisait qu'il était au courant de tout ce qui valait la peine d'être su. Perendale était perdue au milieu de nulle part. Pour accomplir ses contrats, il serait forcément obligé de se déplacer, et perdrait du temps à battre la campagne orlésienne ou nevaranne – au choix. A Antiva au moins, ce n'était pas le travail qui manquait. On employait les Corbeaux pour tout et n'importe quoi. Ici, il craignait de s'ennuyer. Il ne voulait pas être consigné à la formation d'apprentis dont il n'avait que faire. Il n'en avait formé qu'une et n'en formerait pas d'autres. C'était une erreur qu'il ne voulait plus commettre. La brève piqûre douloureuse qu'il ressentait rien qu'à cette pensée était suffisante pour considérer l'idée avec aversion. Il savait qu'étant parmi les meilleurs, sa hiérarchie ne serait pas contre qu'il passe son immense savoir dans le domaine du meurtre à plusieurs recrues, qui cette fois ne disparaîtrait pas dans la nature. Pour le rendre un peu plus remplaçable. Il n'était plus tout jeune et il savait que beaucoup s'attendaient à le voir chuter sous peu. Il avait dépassé l'espérance de vie moyenne de la profession. Et bien qu'ils attendent. Il n'avait qu'à considérer Orlaïs comme des vacances. De longues, chiantes vacances.

Le temps d'arriver sur place, l'orage avait éclaté et c'est trempé qu'Edgar parvint enfin à la Maison. L'averse avait vidé la cour et la première personne qu'il croisa vu le palefrenier qui récupéra son cheval. Pas le meilleur comité d'accueil qu'il ait connu. Son sac de voyage imbibé d'eau jeté sur l'épaule, il pénétra dans le hall, que la faible luminosité extérieure et le manque de fenêtres avait presque plongé dans la pénombre. Il était fatigué, sale et n'aspirait qu'à un verre et qu'on lui fiche la paix. A l'exception d'une personne qui le regardait avec hésitation – probablement un apprenti vu son âge – la salle était déserte. Il était déjà venu mais c'était il y a plus de dix ans, et ignorait de plus quelle était précisément la place qui s'était libérée et qu'on lui avait attribué. Il avança vers l'apprenti à grandes enjambées.

- Toi, là. Oui toi, tu vois quelqu'un d'autre ici ? grogna-t-il alors que l'apostrophé jetait instinctivement un regard derrière lui. Va me chercher quelqu'un. Dis-lui qu'Edgar est là.

L'apprenti le dévisagea avec circonspection. La formation des Corbeaux rendait relativement peu impressionnable mais se fait ainsi aborder sans préavis avait de quoi déstabiliser.

- Que je prévienne qui messere ?

- Un Corbeau, qui d'autre ? N'importe lequel, débrouille-toi.

L'apprenti hésita, comme s'il allait objecter, mais un coup d'oeil à Edgar et une piqûre de rappel de son instinct de survie l'en dissuadèrent. Il disparut prestement, laissant l'assassin dans le hall à présent désert. Il lâcha son sac qui tomba au sol dans un bruit mouillé. Bienvenue en Orlaïs.

crackle bones

No Rest for the Wickeds

(c) crackle bones

[Flashback] No rest for the wickeds

Edgar attendit patiemment, mettant à profil sa disposition à rester longtemps parfaitement immobile. Vu qu'il attendit au même endroit pendant une bonne dizaine de minutes, une flaque avait eu le temps de se former grâce à l'eau qui dégouttait de ses vêtements et de ses affaires trempés. La chaleur résiduelle de la chaude journée d'été faisait que le froid ne l'atteignait pas encore, mais il songea qu'il ne devrait pas tarder à se changer s'il ne voulait pas s'enrhumer. Il perdrait certainement en crédibilité à tomber malade aussi bêtement. D'ailleurs il commençait à se dire que l'apprenti avait tout simplement fui et qu'il ne reviendrait pas. Il considéra cette possibilité, envisageant d'aller lui-même s'annoncer. Ce serait toujours mieux que de rester planté comme un radis à transformer le hall d'entrée en pataugeoire. En même temps, il était quasi-sûr de tourner en rond, ce qui lui ferait de toute façon perdre du temps.

Il en était à peser le pour et le contre en essorant ses cheveux trempés lorsque des pas résonnèrent vers lui. Il se tourna dans cette direction, ayant besoin de quelques secondes pour reconnaître la personne qui se dirige vers lui. Il n'avait pas revu Sohane depuis des lustres – huit ans ? Dix ans ? Il n'arrivait même pas à recompter. Dans son esprit, elle était restée la sale gamine qui avait le toupet de rivaliser avec sa disciple, une des rares capables de se mesurer à elle sur un pied d'égalité. Par conséquent, Edgar ne l'avait jamais apprécié. Il ne la connaissait pas et s'en fichait royalement. Il n'aimait simplement pas que quelqu'un d'autre fasse du meilleur boulot que lui, ou que Drathir, cette dernière était quasiment devenue une extension de lui-même pendant sa formation. Tout ce qu'elle faisait, il le prenait personnellement, réussites comme échecs ; ses capacités, elle les devait à l'entraînement qu'il lui prodiguait, et si l'on se montrait capable de la surpasser, ou même ne serait-ce que l'égaliser, c'était remettre son enseignement en question. Edgar se cassait le cul à former une disciple dont il n'avait pas vraiment voulu, et Edgar aimait le travail bien fait ; en résumé, il se devait d'éduquer la meilleure apprentie. Tout ombre à ce tableau s'attirait immédiatement son ire. Dont Sohane.

Après le « départ » de Drathir, il avait quelque peu relégués les souvenirs la concernant dans un coin poussiéreux de son cerveau, histoire d'oublier au maximum ce qui pourrait remuer le couteau dans la plaie. Sohane avait été balayée au placard avec le reste, mais à dire vrai il n'y avait pas grand-chose à effacer à la base : après la fin de la formation de Drathir, il ne l'avait pas revue et elle ne s'intéressait plus du tout. Il avait gardé une image floue d'une oreille pointue vaguement brune et surtout vraiment pénible. Il était quelque peu perturbant de la remplacer par une jolie fille d'une trentaine d'années. Mais l'intérêt qu'elle aurait pu éveiller chez lui était parasité par ce souvenir persistant d'agacement perpétuel chaque fois qu'elle occupait son esprit.

Sohane se permit de lui rappeler pourquoi il ne l'aimait pas avant même qu'il ait eu le temps d'ouvrir la bouche. Sans aucune formule de politesse – le contraire aurait été surprenant – elle l'attaqua sans merci, pile poil là où cela faisait le plus mal, et en toute connaissance de cause au vue de son air venimeux. Edgar sentit la fureur lui monter au cerveau, un voile rouge descendant devant son regard alors que l'envie de tuer le saisissait à la gorge. Il lui fallut tout son self-control pour rester impassible, et surtout ne pas l'attraper pour lui fracasser le crâne sur un pilier. Seule l'idée que d'avoir réussi à l'énerver la remplirait sans doute de satisfaction l'aida à garder son calme. La perte de son apprentie était un échec professionnel, car il n'avait pas su former quelqu'un de loyal et d'efficace. Elle en avait conscience, d'où sa remarque. Son agressivité ne le surprenait pas tant que ça, elle ne devait sans doute pas le porter dans son cœur, vu qu'il avait été toujours désagréable avec elle. Il était plus inquiet par le fait qu'elle puisse entrevoir que le sujet le touchait personnellement, de beaucoup trop près, l'une des rares failles qui perçaient son image soigneusement construite. Cela l'aida également à rester neutre. Il ne voulait pas qu'elle voit à quel point les mots avaient touché profondément leur cible.

- Si j'avais voulu chercher Drathir j'aurais su où aller.

Il maîtrisa relativement sa voix malgré le ton glacial employé.

- Assez perdu de temps. Montre-moi mon bureau et ma chambre.

Il ne doutait pas une seconde qu'elle était la personne que le novice était parti chercher – un mauvais choix entre tous, mais mieux valait tomber sur elle maintenant, savoir qu'elle était là, plutôt que de la croiser par hasard au détour d'un couloir.

Afin d'appuyer son intention de terminer au plus vite leur conversation, si on pouvait appeler cela comme ça, il ramassa son sac et le chargea sur son épaule.

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