Plus ça change, plus c’est pareil. Il semblait revenu au point de départ, à monter la garde devant une Chantrie déserte et à porter son regard sur un marché tout aussi vide. Les quelques marchands qui restaient s’affairaient à défaire leurs étals, pressés par le froid, sous l’œil vigilant de la paire de templiers postés aux portes du lieu saint. Les yeux plissés, Evan regarda le ciel; le soleil disparaissait doucement à l’horizon, signe qu’il aurait bientôt la paix. Il pourrait enfin se vautrer dans son lit et ignorer ses badauds de collègues en lisant un livre ou en polissant son armure. Qui sait ce qui l’amuserait une fois le soleil couché?
Un duo d’hommes s’était extirpé de la taverne et le templier les avait observés sans grand intérêt. Il suffisait que l’astre disparaisse pour qu’il puisse aller se gaver de boudin et de patates – le classique repas, aussi ne s’attardait-il plus aux détails, au cas où il tomberait sur quelque chose qui le forcerait à allonger son quart. Un toussotement le fit sortir de ses pensées et il posa le regard sur les nouveaux arrivants : ceux-là mêmes qui avaient claqué la porte de la taverne. Agacé – et sans le cacher – le templier haussa un sourcil avec un signe de tête entendu. « Quoi? » fit-il finalement alors qu’il comprit que les deux autres n’attendaient qu’il amorce la discussion. « Y’a une sorcière en cavale dans la taverne », finit par déblatérer l’un, jetant un regard nerveux par-dessus son épaule. « Elle a un accent bizarre et Tamvis raconte qu’il l’a vue faire un truc louche dans sa chambre. » Il y avait certainement de quoi rester perplexe. « Qu’est-ce que ce Tamvis faisait à lorgner la chambre d’une dame? »

Les deux s’agitèrent momentanément. « Peu importe; vous allez au moins faire quelque chose, non? » Evan soupira, jetant une œillade désespérée vers le ciel. Le soleil s’était finalement effacé mais il se devait de rester debout, et même pire, de se déplacer. Il fit signe aux deux balances de déguerpir et se dirigea vers l’auberge, son armure cliquetant lourdement, annonçant son arrivée de façon peu subtile. Si la fuyarde était en effet une apostate, elle aurait tôt fait de se défiler en l’entendant arriver – mais Evan se doutait bien que ce n’était là qu’une vile rumeur démarrée par l’ennui et nourrie par l’hydromel. Les visiteurs n’étaient pas particulièrement communs, mais pas non plus rarissimes, dans ces parts; la plupart étaient des marchands ou des fournisseurs, ou alors des pèlerins en route vers Val Royeaux. Restait à voir dans quelle catégorie l’inconnue se situait.
Le blond entra dans l’auberge comme s’il la possédait, le pas assuré; le barman, sachant visiblement pourquoi le guerrier les honorait par sa présence, leva quatre doigts en l’air pour lui indiquer la cachette de la sorcière. Les mêmes visages familiers profitaient de leur bière ce soir-là aussi, mais étrangement, le volume – qui faisait généralement vibrer les murs – était étrangement bas. Apparemment, la femme avait dû faire toute une impression pour contrôler ainsi une foule autrement si agitée que même la menace d’une ou deux nuits dans une geôle crade n’était guère efficace.

Arrivé devant ladite porte, il frappa, attendant que l’on vienne lui ouvrir. Il n’eut à patienter que très brièvement avant d’enfin pouvoir poser ses yeux sur la source d’émoi du village – et il y avait de quoi, seulement, pas pour les mêmes raisons. Pour une mystérieuse raison, il avait imaginé une vieille harpie drapée de noir aux longs cheveux d’argent – le stéréotype de la vieille herboriste qui passe malencontreusement pour une sorcière. Or, la jeune femme qui se tenait désormais devant lui était tout sauf répugnante. Au contraire; le templier dut se ressaisir en sentant que son regard azur insistait peut-être trop sur la figure fort plaisante de son interlocutrice. « Désolé de vous importuner ainsi, madame, » fit-il, aussi poli que possible. Après tout, il avait une réputation – personnelle et professionnelle – à préserver. « Evan Clairval. Je peux entrer un instant? »
Or, quand on représentait la loi, on n’attendait guère de réponse; il fit un pas vers l’avant, contraignant la jeune femme à le laisser entrer dans la pièce. Son armure le rendait suffisamment imposant pour qu’il n’ait pas besoin de forcer son chemin. Il fit signe à la présumée mage de refermer la porte. « Écoutez, y’a pas vraiment de bonne façon de mettre ça sur le tapis », entama-t-il en hochant la tête. « La rumeur court, et elle dit vous seriez une mage en cavale. Évidemment, vous comprenez que j’ai pas le choix d’investiguer… » Certes, l’intérêt avait manqué au moment de se voir contraint d’accepter le mandat, mais il fallait admettre qu’il avait au moins de quoi se mettre sous les yeux pendant qu’il la barberait de quelques questions inutiles. Pas la peine d’être templier pour savoir que cette pauvre fille n’était pas une mage – n’importe quel crétin aurait dû le voir. Ou peut-être n’était-ce évident que pour lui? Qui sait. Il se devait néanmoins de suivre les règles, aussi embêtant cela puisse-t-il être.

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La neige couvrait les toits et de fines couches de glace couvraient les routes. Les rues étaient peu animées bien qu’il semblait que le froid n’arrêtait pas grand monde. Val Forêt était tout de même plus calme que sa voisine, la capitale, où la belle tévintide vivait depuis plusieurs mois. Elle n’était pas le plus à l’aise du monde parmi ces coquettes dames vêtues de longues robes bouffantes, de ces marchands suffisants et de cette population masquée. Le seul inconvénient qui touchait cette ville était l’humidité, ainsi il y faisait bien plus froid qu’à Val Royaux et la demoiselle avait dû ressortir sa cape de fourrure noire, assez imposante et parmi ses seules possessions de Tévinter. Elle y était partie un an plus tôt, à la même saison… Un an déjà. Le temps passait si vite, elle avait l’impression de n’avoir rien accompli et c’était sans doute le cas. Rien de bien important, disons. Assise sur le lit, elle regardait distraitement par la petite ouverture qui servait de fenêtre, le ciel s’assombrissait et la journée touchait à sa fin. Elle avait déjà pris son repas et elle était sur le point de se mettre à l’aise lorsqu’on frappa à la porte. Elle défit rapidement sa tresse et ses boucles tombèrent lourdement sur ses épaules tandis qu’elle se pressait vers la porte. Qui cela pouvait-il bien être ? Elle n’attendait pas de visite. D’ailleurs, elle n’avait adressé la parole à personne aujourd’hui, que ce soit au rez-de-chaussée ou sur la place, elle avait fait de son mieux pour éviter le contact. Un peu de tranquillité et de calme loin de l’oppression de Val Royaux, croyait-elle… Lorsqu’elle ouvrit la porte, elle prit soin de prendre une mine intriguée, mais ce fut la surprise qui ressortit finalement. Elle ne s’attendait pas vraiment à trouver un homme en armure devant sa porte. Un garde civil ? Non, un coup d’œil rapide lui suffit pour reconnaître cette armure-ci. Ô joie.

« Bonsoir. » Voilà qui était fâcheux. Pouvait-elle connaître la raison de cette visite tardive ? Elle ne se souvenait pas avoir conversé avec cet homme, ni même l’avoir déjà vu, mais elle avait reconnu l’armure des templiers. Quelle prétention, il lui demandait maintenant s’il pouvait entrer et elle posa sur lui un regard incrédule, comme si elle allait- « Oh et bien, je vous en prie… » Ce cher Evan Clairval était déterminé à entrer et elle n’avait guère été en mesure de l’en empêcher. Elle devait avoir manqué quelque chose… Était-ce bien décent d’importuner une dame et de pénétrer dans sa chambre à pareille heure ? Quelle était la raison de sa visite ? Elle était pour le moins confuse, quand avait-elle commis une erreur ? Elle ferma la porte derrière lui et ne bougea point de sa place, le suivant du regard sans cacher son offense. Les bras croisés, elle affrontait son regard perçant jusqu'à ce que la sentence tombe. Pardon, avait-elle bien entendu ? « Une… quoi ? » Un rire nerveux lui échappa et elle tenta de comprendre comment ce templier en était venu à penser que… et comment avait-il su exactement où la trouver… ? Elle avait senti les regards peser sur elle un peu plus tôt, lorsqu'elle était descendue manger, mais c’était quelque chose dont elle avait l’habitude. Peu loquace, elle ne s’attardait que rarement avec la clientèle et préférait rester discrète. D’où elle sortait, cette rumeur ? C’était vraiment grotesque. « Puis-je savoir d’où vous tenez ces… allégations ? » Quand bien même elle n’était pas mage, il y avait dans ses affaires quelques petites choses qu’elle préférait cacher. Elle ne voulait avoir aucun problème avec les autorités, même si elle n’était rien venue faire de suspect. Lorsqu'elle se lassait de Val Royaux, elle faisait escale ici, incognito, mais désormais elle serait fichée par la faute de quelques ivrognes mal éduqués. Elle bouillonnait de l’intérieur, car le pire dans tout cela, était qu’on l’avait amené à devoir se justifier devant un templier. « Je ne suis pas mage, alors veuillez partir. » Elle baissa les yeux sur son sac, puis sur la table de chevet avant de reporter son attention sur le jeune homme. Elle n’était pas mage, mais elle n’était pas non plus une dame sans défense. Était-ce sa tunique et ses cheveux sombres qui la trahissaient tant ? Elle ne voyait pas en quoi elle avait l’air d’une apostate, elle n’avait même pas de bâton ! Mais comment pouvait-elle le lui prouver ? Il devait entendre ça à chaque fois. Sa nervosité ne l’aiderait pas, mais le simple fait de parler avec ce templier la mettait de méchante humeur. Elle ne pouvait qu’espérer que le malentendu se démêle rapidement.

L’étrangère semblait surprise de le voir apparaître dans l’embrasure de la porte. Ce qui n’était pas surprenant; ils ne se connaissaient ni d’Anstrasté, ni du Créateur, et le voilà qui s’imposait impunément dans son espace privé. Pas qu’il ne détenait pas une bonne raison, au contraire – si on lui disait qu’un apostat se terrait dans le confort de l’auberge locale, c’était son devoir de mener l’enquête… même s’il avait été convaincu, juste en posant les yeux sur la jeune femme, que ce n’était qu’une fausse alerte. Mais valait mieux s’en assurer, juste au cas où ses facultés commençaient à s’émousser.

Il était entré dans la chambre sans plus de cérémonies malgré la réticence évidente de la jeune femme au crin d’ébène. Son regard tranchant manifestait son mécontentement, mais Evan en avait vu des pires – il ne se laissait, généralement, guère intimider par une femme qui faisait la moitié de son poids. Le templier avait fini par laisser entendre la raison de sa visite, et la jeune femme semblait d’autant plus ébahie. Il était évident que se faire accuser d’un tel outrage n’était guère agréable, mais malheureusement, il ne pouvait faire autrement que de la forcer à obtempérer. « Une mage. Une apostate. Une renégate », répéta-t-il à la question pourtant évidemment rhétorique de l’inconnue – enfoncer le couteau dans la plaie était un passe-temps qu’il savait malsain mais qui l’amusait au plus haut point. Et puis, il n’avait guère à craindre, considérant qu’il aurait tôt fait de maîtriser la femme si elle venait à s’en prendre à lui. L’étroitesse de la pièce lui donnait un large avantage. « Disons que c’est un consensus populaire. » Il n’allait pas non plus lui mentir – s’il était là, c’était parce qu’il avait senti que la peur des villageois était sincère. Même s’il n’était pas particulièrement attaché à ce lot d’ivrognes mal baisés, il avait tout de même la réputation de la Chantrie – et la sienne – à préserver. Il se devait donc de faire le boulot que tous attendaient de lui. « Je pourrais savoir votre nom? »

Il posa un regard insistant sur la demoiselle. Il aurait au moins apprécié qu’elle soit plus… loquace. Plus avenante. Malheureusement elle semblait bornée et lui avait simplement dit de quitter puisqu’il ne trouverait pas ce qu’il semblait chercher ici. Il se contenta de hausser les sourcils et de la gratifier d’un rictus amusé qui frôlait l’arrogance éhontée. Croyait-elle réellement qu’il acquiescerait, s’excuserait pour le dérangement occasionné et partirait sans demander son reste? Il croisa ses bras sur sa poitrine dans un cliquètement sourd. « Écoute, on parle pas d’un vol de pain. J’peux pas juste… dénigrer ce que les villageois me disent non plus. » Il avait involontairement laissé tomber les vaines politesses, l’air légèrement excédé – comme si ce qu’il disait était l’évidence même. Et ça l’était... pour lui, du moins. « Vous êtes pas du coin, non? Dites-moi donc ce qui vous emmène dans un endroit comme Val Forêt. Y’a pas mille raisons de traîner dans un village aussi… inintéressant. » Pour ne pas dire ‘carrément pourri’. « J’veux dire, vous êtes mignonne, mais ils disent tous ça, ‘j’suis pas mage’. Faut pas nous prendre pour des truffes. »

Il peinait à retenir un sourire amusé. Le malaise de la jeune femme lui donnait simplement envie de tenter sa chance à un peu d’humour malvenu. Ainsi, histoire de ne pas se trahir en s’esclaffant, il pinça les lèvres. « Et puis, j’vous ai vue zyeuter votre sac à la dérobée. Vous y cachez quoi comme amulettes? » Évidemment, puisque ce n’était qu’une blague et qu’il ne souhaitait pas réellement se mettre la jeune femme à dos. C’était une étrangère – la tentation était bien trop forte de la mener en bateau pendant quelques minutes. Les habitants ne mordaient plus à ses piques depuis bien trop longtemps, et il avait définitivement mis un terme à ses échanges tantôt salaces, tantôt tranchants avec une certaine garde des ombres, ce qui n’aidait définitivement pas à son humeur générale.

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caelina ∞ evan

Il avait répondu à sa question en lui donnant trois termes, trois mots presque synonymes ici. Mage rimait avec renégat, criminel et elle en passait. Il lui servait cette réponse comme si elle n’avait pas compris la première fois et elle haussa un sourcil. Le faisait-il exprès ? Elle se mordit les joues, mais ne fit rien de plus que détourner les yeux et ravaler son irritation. Elle n’était pas sotte, mais il lui donnait l’impression du contraire et ça ne lui plaisait pas tellement. Il le faisait exprès, c’était forcé. Elle plissa les yeux à sa réponse suivante lorsqu’il lui confirma que la rumeur venait d’un tout, et non pas d’une seule personne. Elle était donc la seule fautive, elle et son austérité. Elle ne répondit rien cette fois-ci, ne désirant pas être de nouveau l’objet de ses railleries, mais elle baissa les yeux sur ses vêtements et glissa une main dans ses cheveux, visiblement troublée. Elle ressemblait donc à une sorcière ? Un dérivé de ‘mage’ qui avait certainement dû être le terme employé par ces soûlards. Les rumeurs parlaient toujours de sorcières, ou de sorciers, ou encore de vieilles folles… Le templier la ramena sur terre quand il lui demanda son nom. Oh. Il était vrai qu’il s’était lui-même présenté avant d’entrer, mais elle n’avait pas spécialement tenu à faire de même. Il le lui demandait maintenant, et on sentait qu’il aurait préféré ne pas avoir à lui rappeler ce genre de politesse. « Mon nom… est Caelina. » Pas très orlésien, mais son accent avait déjà dû la trahir. Puis, ce devait être le côté tévintide, austère et sombre, qui avait dû attiser la rumeur. C’était même certain.

Il souriait à présent et elle n’avait plus aucun doute sur la question, cet homme était à l’image même qu’elle se faisait des templiers. L’arrogance se lisait sur son visage, dans sa posture et jusque dans sa voix lorsqu’il osa la prendre de haut. Son attitude était des plus méprisables, mais il avait eu le don de la remettre à sa place et c’était peu de le dire. Ses paroles, bien que piquantes, lui avaient rappelé qu’une telle accusation en Orlaïs pouvait lui coûter cher. Elle ne devrait pas continuer à prendre tout cela à la légère, mais elle était trop fière pour accepter de coopérer sans rien dire. Qu’il n’ait crainte, elle essaierait de lui faire gagner du temps, mais elle ne le ferait pas en silence. Elle le laissa parler et poser ses questions, non mécontente qu’il ait coupé court aux familiarités, car même si elle n’était pas à cheval sur la politesse, elle l’avait trouvé un peu rude. C’était le but, mais tout de même. Elle fut à son tour tentée par une petite boutade, et un petit sourire vint accompagner cet air suffisant qu’elle arborait depuis quelques minutes déjà. « Vous avez raison, ce serait une insulte envers les truffes. » Après quoi elle se résigna. « Très bien, ce n’est pas la peine de me faire la morale. Je sais ce qu’il en est, et je sais aussi que ça ira plus vite si je coopère. » Elle lui éviterait donc de mentionner cette évidence. Elle enchaîna sans vraiment réfléchir à sa réponse, puisqu'elle n’avait nul besoin de mentir à ce sujet. « Je suis venue ici pour avoir la paix. Vous l’aurez remarqué, je ne suis pas orlésienne, mais je vis à Val Royaux depuis quelques temps et la capitale est un peu trop… orlésienne, pour moi. Oppressante. Je me sens plus à l’aise ici, même si c’est un lieu inintéressant et humide. » Cela dit, lorsqu’elle voulait changer d’air sans se fatiguer à voyager des jours durant pour rien, elle n’avait rien contre ce village. « Cela vous convient-il, Ser Evan ? » Un ton mielleux, un faux sourire et une légère révérence, son attitude ne rendait pas les choses plus faciles.

Si elle était moins bornée, le templier aurait peut-être déjà quitté l’auberge à l’heure qu’il est. Elle avait répondu à sa question, c’était déjà bien, mais elle pouvait tout aussi bien mentir ; en quoi cela l’aiderait-il ? Lorsqu’il porta son intérêt sur ses affaires, par contre, il provoqua chez elle une réaction qui de toute évidence allait être mal interprétée. Elle dépassa le jeune homme précipitamment pour attraper son sac, il était évident qu’il lui faudrait fouiller les lieux pour son enquête, mais cette idée ne l'enchantait guère. Le faisait-elle exprès, elle aussi ? Elle n’avait aucun contrôle sur ce qu’il se passait, elle s’enfonçait un peu plus à chaque minute et chacune de ses décisions était mauvaise.. Que lui arrivait-il aujourd’hui ? « Des amulettes ? Pourquoi… non, non je n’ai rien de ce genre ! Je vous l’ai dit, vous perdez votre temps. » Et elle perdait son sang-froid. Pour rien qui plus est, car malgré l’insistance du templier, la finalité restait la même : elle n’était pas mage. Ça ne changerait pas en quelques secondes et elle ne craignait donc rien, mais il ne faudrait pas qu’elle l’oblige à l’arrêter pour d’autres raisons. Alors après mûre réflexion, elle déposa le sac sur le lit et recula lentement. « Vous pouvez le vérifier… Je suppose que vous voudrez fouiller la pièce, aussi. » Elle s’éclaircit la gorge et garda les yeux baissés quelques secondes. Le ton avait été plus doux cette fois-ci, plus résigné et plus sage, parce qu’il serait puéril et inapproprié de continuer à résister, à le mépriser pour ce qu’il représentait, et elle devait mettre ses réticences de côté. Elle n’essaierait plus de le chasser, ça ne lui servait qu'à la mettre dans l'embarras, et il en profitait. « Je vous en prie, faites donc ce pourquoi vous êtes là. D’autres questions ? » Elle croisa de nouveau son regard et si elle n’était pas plus amicale, elle avait laissé tomber son dédain pour quelque chose de plus neutre.

Caelina; un joli prénom pour une jolie demoiselle, il allait sans dire. De toute évidence, elle n’était guère du coin – ce qui permettait à Evan de pousser d’autant plus loin son petit manège. N’ayant que peu voyagé, il ignorait d’où l’accent pouvait venir – d’Antiva, peut-être, voire même de Tévinter –, mais il considérait qu’il avait encore un peu de marge de manœuvre avant d’avoir à exposer son petit jeu à l’étrangère.
Dans tous les cas, il ne semblait pas s’attirer ni la coopération, ni la sympathie de la demoiselle au crin d’ébène. Sa réplique cinglante faillit lui arracher un sourire, mais il ne fit que froncer les sourcils, faisant mine d’être indigné par la vile comparaison entre le templier et quelque innocente truffe. Finalement, elle avait décidé d’être raisonnable : ça rendait les choses moins amusantes pour Evan, qui devrait donc mettre un terme à sa badinerie. À moins que…

À trop réfléchir à l’enchaînement des événements, il n’avait presque rien entendu de la justification de la jeune femme. Or, elle lui avait expressément demandé – et prononcé son prénom avec ce charmant petit accent inconnu – de l’aviser quant à la satisfaction vis-à-vis de cette réponse, de laquelle il n’avait retenu que les maigres vocables « orlésienne » et « humide » – on ne refait pas l’homme. « Hm. » Faisant mine de soupeser les arguments flous qui trottaient dans sa tête, il finit par hausser les épaules. « J’imagine. S’il y a une chose que j’peux pas faire c’est bien vérifier ce que vous me dites alors j’ai pas trop le choix de vous croire. » Après tout, ce n’était pas comme si les villageois avaient rapporté quelque sacrifice de poulet ou autre manigance enchantée; leur seul souci était que la jeune femme était louche. Ils n’avaient apporté aucune preuve et ils ne semblaient pas trop s’en faire avec les principes qui régissaient une telle accusation… or, on ne pouvait guère les blâmer, eux qui ne savaient pas aligner trois mots sans cracher une injure.
Avec l’accord de Caelina, il s’approcha du sac soigneusement déposé sur le lit, mais s’abstint d’y jeter le moindre regard indiscret. Il ne fit qu’en tapoter l’extérieur, histoire de passer de la parole aux actes, mais n’en avait guère à faire, des piécettes et des grigris qu’elle pouvait trimballer avec elle. Pour ce qui était de fouiller la pièce, Evan n’avait pas nécessairement l’ambition de mener sa blague si loin. « Non, ça ira je pense », fit-il en jetant néanmoins un regard suspicieux sur les murs – pour la forme.

Il posa finalement ses iris azurés sur le visage pâle de l’étrangère. « Oui, une dernière. » Une dernière question qui ferait finalement tomber le rideau sur sa plaisanterie. « Vous y avez cru, hein? » Ah, qu’elle ragerait sans doute – intérieurement ou non. Elle ne semblait pas être le genre de jeune femme à simplement se fouetter de s’être laissée prendre au jeu, mais qu’importait. Evan n’avait en tête que son propre amusement, et il s’était amusé pour la peine, bien aux dépens de la demoiselle. « Bienvenue à Val Forêt. » Ce n’était pas tout à fait juste de dire que tous les orlésiens du coin possédaient son singulier sens de l’humour, mais il n’avait plus la chance, maintenant qu’il était bien installé à Val Forêt, que ce genre de plaisanterie fonctionne. Maintenant qu’elle s’était résignée, la jeune femme se voyait confrontée à la réalité – une blague de bien mauvais goût, rien d’autre. « J’aurais bien voulu jouer un peu plus fort, genre vous traîner jusqu’à la Chantrie, tout ça, mais pour le coup ça aurait trop fait discuter les villageois. » Il marqua une pause, un sourire amusé pendu à ses lèvres. « Ils vous trouvent quand même louche. Cette partie-là était vraie. Je pouvais pas tout inventer non plus. » Surtout que si on ne lui avait pas mis la puce à l’oreille, il n’aurait jamais eu idée que Caelina pouvait se trouver au village.

« J’vous offre du vin, alors? » De sa ceinture, il avait détaché une flasque de vin qui l’aidait grandement à s’évader de ces pénibles soirées où ses frères d’armes se criaient dessus en jouant aux cartes. S’il aimait ce genre de jeux d’adresse et de hasard, il s’était récemment retiré des parties des templiers, préférant la lecture – ivre – et dormir – ivre encore. De toute évidence, il croyait que son interlocutrice ne ferait que rire et accepterait volontiers son offrande de paix.

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Elle s’était résigné à contre cœur, elle était prête à le laisser agir à sa guise et serrer les dents jusqu'à ce qu’il ait terminé, elle s’apprêtait à lui donner carte blanche et lui ?! Et lui, il choisit cet instant pour mettre fin à son petit jeu. Si elle y avait cru ? Et pas qu’un peu, hélas. ‘Bienvenue à Val Forêt’ qu’il lui disait.. « Quoi ?! Comment avez-vous pu ! Ce n’est drôle que pour vous ! » Alors, il s’était moqué d’elle, hein ? Il s’était joué d’elle depuis le début –ou presque- et l’avait volontairement laissé s’enfoncer pour s’amuser.. Elle se sentait bien bête d’un coup, il avait réussi à l’avoir alors qu’elle était celle qui se moquait des autres, d’habitude. Elle était contrariée, vexée, humiliée et son regard était plein de reproches, mais pas foudroyant. A la seconde où il s’était dévoilé en avouant l’avoir mené en bateau, elle aurait pu le foudroyer du regard et le pousser à partir sans demander son reste. Elle aurait dû accueillir la nouvelle avec froideur, mais depuis le début, elle n’avait fait que réagir au quart de tour. L’indifférence était la pire insulte que l’on pouvait faire à quelqu'un, et pas une seule fois elle ne l’eut ignoré. Puis maintenant, elle était soulagée de ne pas faire l’objet d’une enquête et toute la tension qu’elle avait accumulée, disparut aussitôt la supercherie dévoilée. A cela, elle pouvait aussi ajouter un troisième sentiment, plus surprenant, qui se rapprochait de l’amusement. Elle l’avait mal pris cela allait sans dire, mais il y avait une part d’elle qui minimisait grandement cette offense pour la tourner vers quelque chose de plus agréable. « Si vous m’aviez traîné dehors, je… » Elle ne lui aurait laissé aucune chance, c’était certain. « Enfin… vous m’avez eu, alors je suppose que je dois dire ‘bien joué’. » Il n’en avait sûrement pas conscience, mais ses mots étaient plus amicaux qu’ils ne le paraissaient, même si elle était ironique et que son mécontentement s'entendait parfaitement.

Depuis que le templier s’était invité dans sa chambre, elle s’était pris au jeu et l’avait défié tout au long de leur échange. Malgré l’audace dont elle avait pu faire preuve et ses petites piques, inoffensives, il ne s’était braqué à aucun moment. Et maintenant qu’elle savait la vérité, elle comprit qu’il n’avait fait que renchérir et répliquer en se servant de sa nervosité. Là où elle aurait dû le trouver aberrant et pathétique, elle le trouvait plutôt charismatique. Le comble ! Elle était offensée d’avoir été la cible de son humour douteux, mais d’un autre côté, elle ne s’attendait pas à cela de la part d’un templier. Elle les avait toujours trouvés trop sérieux, ennuyeux et stricts, mais cet homme-ci sortait du lot. Il n’était sûrement pas le seul, mais il n’y avait aucun autre templier dans cette chambre et pas un seul d’entre eux n’avait éveillé son intérêt jusque-là. Il était… plus amusant que les autres. Un sourire barrait ses lèvres et son regard était empreint de malice. « Alors c’est comme ça ? Vous vous moquez toujours des femmes avant de leur offrir du vin ? » Elle haussa les sourcils en croisant les bras, un peu déroutée par le changement d’attitude, mais elle le trouvait toujours aussi présomptueux. Il pensait qu’il lui suffisait d’un peu de vin pour arranger les choses ? Elle baissa les yeux sur la flasque, il est vrai que le vin était une des seules choses qu’elle appréciait en Orlaïs et elle n’y résistait pas beaucoup, en temps normal. Cet homme avait le don de l’énerver, parce que chacune de ses paroles la déstabilisait. Elle n’avait pas eu affaire à ce genre de personnage depuis bien longtemps.

« Je n’oublierai pas cette histoire si facilement, mais… le vin est un bon début, je suppose. » Voilà, elle cédait. Elle se sentit tout de même obligée de préciser son état d’esprit, parce qu’elle avait l’impression que sa fierté en prenait un coup. « Mais je suis toujours offensée, et en colère, j’ai juste besoin d’un verre. » Son sourire avait disparu et elle redevint un peu hautaine, mais tout portait à croire qu’elle lui laissait une chance. Dans le cas contraire, elle l’aurait déjà chassé de la pièce. « Comment avez-vous su, que je n’étais pas mage ? A Tévinter, les templiers sont moins… enfin, je n’ai jamais vraiment su de quoi votre ordre est capable. Vous avez des… capacités spéciales ? » La question venait de nulle-part, elle posait un sujet sérieux après l'ironie, les sarcasmes et la contrariété. Elle était juste curieuse à ce sujet, elle aurait pu agir de la même manière et être une apostate, et il avait su dès le premier coup d’œil ? Elle ne savait presque rien sur les templiers, finalement, elle savait juste qu'elle ne les aimait pas. A Tévinter comme ici, elle n'avait aucune raison de les côtoyer.  

Même si ce n’était, apparemment, amusant que pour lui, Evan ne put s’empêcher d’étouffer un petit rire, aussi narquois que gentil. L’étrangère avait marché dans le panneau d’une blague qui, autrement, n’aurait même pas fait sourciller n’importe quel habitant de Val Forêt. Si Evan était bien connu pour ses mœurs légères, et se les faisait reprocher amicalement par les habitués de la taverne, il était encore plus illustre dans le domaine des blagues à deux piécettes. Il aurait pu faire durer la supercherie encore bien longtemps, mais il n’était pas fait de marbre et il sentait bien qu’il finirait par éclater de rire d’avoir trop poussé la patience de Caelina. Elle était visiblement énervée, voire déçue d’elle-même, mais prenait la plaisanterie suffisamment bien pour qu’Evan considère partager son vin avec elle. Ce n’était pas exactement le genre de présent que l’on offrait à une jeune femme qui semblait somme toute distinguée – un vin rêche et trop fort, mais qui replaçait un homme assez rapidement pour que le goût amer en vaille la peine. Et malgré tout, pour un étranger, tout vin orlésien était mieux que les immondes cultures qui pouvaient pousser ailleurs; selon plusieurs personnes, du moins.

Elle finit par sourire, ce qui laissa croire à Evan que son humiliation s’était finalement dissipée. « Me moquer? Vos mots sont durs! » Il laissa serpenter un sourire sur ses lèvres; il avait volontairement adopté un registre bien plus formel, histoire de faire durer sa blague – or, il se doutait bien que s’il continuait avec trop d’obstination, il se retrouverait dehors en un rien de temps, pied au séant inclus. Il insista, tendant avec plus d’acharnement sa gourde à la demoiselle – il n’avait aucun souci à partager directement au goulot, même s’il aurait dû penser qu’elle préférerait sans doute un verre. Malgré les apparences, il n’était pas non plus tout à fait un galant homme. Il finit par réaliser son erreur et, remarquant une coupe en verre posée sur une commode, il y versa une quantité appréciable de vin avant de la tendre à son interlocutrice.

Ainsi donc elle se demandait désormais si, en plus d’être un rigolo, il avait quelque habileté qui le rendait sensible à la magie. Quelque facilité à la détecter la magie serait certes utile, mais malheureusement, seuls les signalements et les ouï-dire permettaient à l’Ordre d’accomplir son devoir. « Pas pour détecter non. On se contente d’aller là où on signale des potentiels apostats. Comme maintenant. » Outre le fait qu’il avait plutôt l’impression d’agir à l’aveugle, c’était la méthode la plus efficace. « Je dirais que neuf fois sur dix ça mène à rien, mais bon, on peut difficilement faire mieux. » Il engloutit une longue lampée de son vin et reposa son regard d’azur dans celui de Caelina. Il accusa un bref silence, après quoi il reprit, décidément d’humeur bavarde. « Si je vous ai pas illico traînée sur le bûcher c’est par habitude, j’imagine. On finit par reconnaître les signes distinctifs. Un mage qui voit un templier sur le pas de sa porte réagit pas comme vous l’avez fait; il va aussitôt essayer d’utiliser sa magie pour se créer une porte de sortie. L’truc qui est moins marrant c’est qu’on est du genre résistants à la magie, et les pouvoirs magiques sont diminués quand on se trouve pas loin, donc généralement c’est grillé avant même qu’ils puissent lancer le moindre sort. » Enfin, c’était pour les mages moyens – un maléficien aguerri finirait sans doute par avoir raison d’un templier seul, peu importe la trempe de ce dernier. Mais il fallait bien qu’il encense un peu son ordre, aussi passa-t-il ce détail sous silence. « L’instinct se cultive, j’imagine. »

Il jeta un œil autour de lui et finit par se poser sur une chaise qui se trouvait près d’une petite table d’appoint – visiblement, il n’en avait rien à faire de s’imposer dans la chambre d’une demoiselle le soir venu. Il se doutait bien qu’un troupeau de villageois crédules s’était amassé dans la taverne afin de le voir ressortir, triomphant, avec la tête de l’apostat en guise de trophée – les faire attendre ajoutait à son amusement, surtout puisqu’il sortirait les mains vides. « Après, que vous soyez aussi louche que les villageois semblent le penser, j’en ai rien à foutre tant que j’ai pas à me rhabiller en plein milieu de la nuit parce que vous avez foutu le bordel dans l’auberge, » fit-il, sourire aux lèvres. Malgré tout, il était sérieux, en quelque sorte. Il n’était pas bien vieux et même s’il était méritant, c’était bien souvent les cadets qui se retrouvaient avec les tâches ingrates comme celles de répondre aux fausses alertes d’un tenancier de taverne paranoïaque. « D’ailleurs, c’est vrai, ce mensonge? Vous venez à Val Forêt pour échapper à la ville? » Il avait semblé se rappeler soudainement de la justification de la demoiselle et son regard trahissait une certaine incrédulité. Après tout, originaire de la capitale, il s’était retrouvé à deux reprises dépêché bien trop loin de celle-ci à son goût. « C’est sans doute la chose la plus louche à propos de vous. »

there's something magic about you

caelina ∞ evan

Caelina appréciait le vin, c’était même le seul point positif d’Orlaïs à son sens. Le vin était assez populaire à Tévinter, elle n’en serait pas à son premier verre, mais elle n’était pas non plus une experte en la matière. Sorti de la flasque d’un homme ceci dit, elle ne s’attendait pas à grand-chose. Evan eut la bonne idée de lui servir le nectar dans un verre, parce qu’elle aurait certainement décliné s’il lui avait seulement tendu la flasque. S’il avait été un bon ami, peut-être qu’elle n’aurait pas chipoté, mais il ne fallait pas trop lui en demander. « Merci. » La politesse. Elle porta le verre à ses lèvres et n’en prit qu’une petite gorgée, corsé et âpre, comme elle s’en doutait. Elle but de nouveau en écoutant le jeune homme qui décrivait le comportement des mages, et ce qui les trahissaient en général dès les premières minutes. La brune prenait de petites gorgées de vin, comme si elle essayait de l’analyser ou de le comparer à tous les autres vins qu’elle avait pu goûter. Elle en avait goûté des plus doux, plus acide et plus fruité, mais elle ne se plaindrait pas. « Ils sont tous si stupides ? Ils ne savent pas garder leur sang-froid et bluffer en jouant les victimes, comme moi ? Je pourrais en être et attendre que vous baissiez votre garde, ou que vous ayez assez bu… » Elle n’avait pas besoin d’être mage pour agir de la sorte, elle le faisait depuis des années autant pour dénouer les langues que pour éliminer ses cibles ; gagner leur confiance, les enivrer en jouant les femmes faciles, puis attendre qu’ils baissent leur garde avant de frapper. Elle gardait toujours une lame sur elle, au cas où et il y en avait une autre sous l’oreiller. Elle soutenait le regard du templier, un regard empreint de malice et un sourire amical demeurait sur ses lèvres. Peut-être était-elle celle qui baissait sa garde.

Il était visiblement décidé à rester lui tenir compagnie comme il s’installa sur une chaise, quand elle prit place sur son lit, les jambes croisées telle une lady. Peut-être resterait-il jusqu’à ce qu’elle ait terminé son verre ? Elle en avait descendu la moitié, mais si elle ne voulait pas avoir de surprises, mieux valait qu’elle freine un peu. « Ces imbéciles n’ont rien fait qui valent la peine de perturber votre nuit, aussi tentant que ça puisse être. Et si je devais ‘foutre le bordel’, je le ferais avec discrétion, promis. » Que d’ironie. Ils devaient être sur la même longueur d’onde, car le voilà qui utilisait la même tournure en lui posant une question qui, au sens premier, n’en avait aucun. Un mensonge ne pouvait pas être vrai, et une vérité ne pouvait être un mensonge. Prise dans son propre jeu, la demoiselle avait compris l’ironie et pourtant, elle s’embrouillait pour y répondre. « Oui, enfin, non ! Ce n’est pas un mensonge, et pour commencer… tout le monde porte des masques, des nobles jusqu’aux commerçants, c’est bizarre ! Ça me perturbe. » C’était une réponse tout à fait stupide, mais c’était le premier détail qui l’avait frappé en mettant les pieds en Orlaïs. Le système des masques était ingénieux, original et, ma foi, tout à fait orlésien. Il y avait trop de bruits à la capitale, trop de soieries, de musique, d’hypocrisies et de chantristes. Finalement, Val Foret lui rappelait l’austérité de Minrathie et cela lui suffisait. Elle ne s’y sentait pas à l’aise, mais elle ne voyait pas comment le lui justifier sans passer pour une idiote.  

« Je veux juste respirer un peu, m’échapper quelques jours, faire le point… A Val Royaux, il faut bien se tenir, se forcer à sourire, à être agréable, à jouer un rôle.. Je n’y suis pas toujours à l’aise. » Il n’en demandait sûrement pas tant, mais comment dire, elle devenait bavarde avec un peu d’alcool dans le nez. Trop peut-être. « Je ne vivrais pas ici toute l’année non plus, et je ne vous envie vraiment pas d’ailleurs. » Elle laissa passer quelques secondes de silence et s’éclaircit la voix en faisant tourner la coupe de vin entre ses doigts.  Un soupir et elle termina son verre jusqu’à la dernière goutte. « Qu’avez-vous fait pour atterrir ici, la faute à pas de chance ? » Elle rit, déjà plus détendue. Elle discutait avec un templier, elle.. Il manquait de manières, lui offrait du vin à une heure bien tardive, il s’était joué d’elle pour le simple plaisir de la voir bafouiller et il était toujours là. Il avait de quoi être poussé hors de cette pièce sans ménagement, et elle avait de quoi passer sa frustration sur...l’oreiller ? Pauvre de lui, il avait failli finir en charpie pour une histoire d’orgueil. Au lieu de ça, Evan la qualifiait de très louche et elle en riait. L’alcool mes amis, l’alcool.  « Je me demande, est-ce que vous bougez souvent ? Ici aujourd’hui, un peu de chasse à l’homme demain… vous ne devez pas rester ici toute l’année quand même, si ? Vous avez déjà été à Montsimmard ? Rien que l’incident qui s’y est produit, vous devez être deux fois plus actif maintenant ! Quoique, en vous regardant, je dirais que ça m’a l’air bien tranquille. » Elle était bien. Elle avait bu trop vite, mais elle était bien. Elle en reprendrait bien, mais il ne fallait pas. Comment avait-elle pu baisser sa garde ainsi ? Elle connaissait ses points faibles et si elle continuait sur cette voie, il le saurait aussi. Pour le moment, ça allait, elle était bien. Oui eh bien, c'était justement ça le soucis ! Elle devrait se taire et se montrer aussi froide qu'elle l'avait été avec le tavernier et tous les autres. Elle aurait dû continuer à le mépriser, mais elle commençait à montrer de la curiosité.  
 

Il avait fait mine de réfléchir avant de hausser les épaules, visiblement incertain de la réponse adéquate à donner à Caelina. S’ils étaient tous des idiots, il en doutait; or, il semblait qu’en cas de détresse, leurs plus profonds instincts étaient de se protéger avec ce qu’ils avaient de plus puissant : leur magie. Tous étaient néanmoins certains d’être au courant de l’impotence de leurs pouvoirs face à un templier, qui amoindrissait la magie par sa simple présence – l’annihilait, même, lorsqu’il s’agissait d’apprentis. « Faudra leur demander. Ça doit être une question d’habitude; même le plus intelligent des mages que j’ai pu traquer faisait pas exception à la règle. » Pas qu’il y en ait eu des masses. Étant plutôt assigné à une chantrie ou à une autre, il était rare qu’il soit réellement confronté à des apostats – ou pire, des maléficiens. Néanmoins, il semblait inutile de divulguer cette information à Caelina, puisqu’après tout, il était dans sa nature de vouloir montrer son meilleur jour. Rien de mieux, dans ce cas, que de se lancer quelques fleurs. « De la façon dont vous me parlez, par contre, je pourrais croire que vous ‘jouez’ à la victime justement. Heureusement que j’vous ai cernée de suite. » L’œil instigateur, il replongea néanmoins rapidement dans sa coupe. Avec lui, on ne savait jamais réellement sur quel pied danser – il passait d’un sérieux morbide aux plaisanteries en un clin d’œil sans le moindre avertissement.

Il approuva silencieusement d’un mouvement de tête la discrétion que promettait Caelina si jamais elle se voyait forcée de causer quelque capharnaüm dans l’auberge. Tant qu’il n’avait pas à renfiler ses braies en pleine nuit, c’était l’important; il y avait, après tout, un certain nombre de priorités dans la vie, et une bonne nuit de sommeil en était une… à moins d’être accompagné. Mais c’était une autre histoire.
Pour ce qui était du Jeu, il ne put qu’acquiescer encore une fois. Ayant lui-même grandi dans la capitale, il avait constaté aux premières lignes les apparats parfois confus des habitants, et il osait admettre que Val Forêt était bien plus agréable sur cet aspect. Certes, la plupart de ses habitants étaient des paysans, de petits commerçants et des elfes du bas-cloître, mais cela rivalisait aisément avec l’hypocrisie suintante de la plupart des hauts-placés orlésiens. « C’est une autre chose quand on est né là-dedans; je dois dire que c’est lorsque je suis arrivé à Verchiel, ma première affectation, que j’ai vraiment eu un choc. Après… j’ai fini par moins apprécier la capitale, un peu pour ça. Raison de plus de ne pas trop m’apitoyer sur mon sort de gardien de porte. » Bon, c’est vrai, il faisait plus que cela, mais il fallait admettre qu’il passait pas mal de temps planté devant la chantrie à regarder les habitants passer.

Malgré tout, elle disait ne pas l’envier. Soit; au moins, il avait le loisir d’observer les gens avec qui il avait la chance – ou le malheur – d’interagir, lui. D’ailleurs, la question qui lui occupait l’esprit depuis un moment finit par lui échapper, par curiosité : « Et dites-moi, vous faites quoi dans la vie pour avoir besoin de ‘faire le point’ comme ça? Un truc bien lourd? » Il l’imaginait peut-être conseillère d’un noble ou bourgeoise parvenue – elle avait la grâce de quelqu’un qui était de haute caste mais pas nécessairement l’accoutrement, ce qui le portait à croire qu’elle n’était pas noble elle-même. Après, peut-être se fourvoyait-il, et ce serait bien possible. Imitant son interlocutrice, il avait terminé son verre cul-sec avant d’observer la jolie jeune femme au teint d’albâtre. « Pas de chance? Je sais pas. Verchiel était plus chiant qu’ici, je dirais. Pis, mes parents sont à Val Royeaux alors c’est plus près… même si je ne les vois pas vraiment plus souvent qu’avant. » Il eut un petit sourire. Il était nostalgique du temps qu’il avait passé, jeune, à aider ses parents dans leur commerce. Maintenant, il avait de toutes autres tâches, mais il restait qu’il imaginait parfois ce qu’aurait été sa vie s’il avait décidé de prendre la relève. « Parfois… en renforts à Montsimmard – à la Tour – ou encore, comme récemment, à la chasse aux apostats. Comme je disais, si on a un signalement et qu’il s’avère fondé, on ne prend pas le risque qu’ils s’éparpillent et nous glissent des doigts. » Si le simple fait de sortir de sa routine de garde d’église glorifié lui plaisait, traquer qui que ce soit – tous mages qu’ils étaient – lui plaisait moins. Certes, ils avaient eu la mauvaise idée de s’enfuir alors qu’il était entendu qu’ils n’étaient pas libres, ce qui justifiait l’usage de la force. Or, ils n’étaient pas des animaux, et si Evan lui-même n’était pas particulièrement mû par quelque profond et enivrant désir de liberté, il pouvait comprendre qu’il n’était pas trop intéressant de rester coincé entre quatre murs d’une tour. « Mais autrement, je reste ici, à patrouiller le marché et le bas-cloître, à jouer aux cartes. C’est pas trop mal comme vie. » Pas trop mal, ouais. Il y avait sans doute mieux. Mais il y avait certainement pire.

Ce fut alors qu’il aurait voulu prendre une autre gorgée de vin qu’il avait constaté qu’il en était dépourvu. Sa flasque était vide, et la coupe de Caelina aussi. Mais, de toute évidence, elle était du genre à apprécier le bon vin – elle avait accepté son tord-boyaux par politesse mais n’avait pas rechigné. Ou alors préférait-elle l’ivresse? Quoi qu’il en soit, il avait une bonne idée d’activité pour la suite. Il n’avait pas envie de retourner à la chantrie, et elle n’avait certainement pas envie de rester seule à ne rien faire dans une chambre alors qu’elle savait désormais que les villageois voulaient sa tête. C’est pourquoi il se leva, lorgnant Caelina avec un petit sourire amusé. « Prête pour une courte promenade? Par contre, au vu de la foule en furie qui n’attend que je ressorte avec votre tête en trophée, autant faire croire que je vous traîne hors d’ici de force. Prête à jouer le jeu? » Elle n’était pas amatrice du Jeu de Val Royeaux, mais peut-être ferait-elle une exception pour le sien? Sans plus attendre, il avait posé une main sur l’épaule de Caelina pour la pousser doucement jusqu’à la porte, puis jusqu’aux escaliers, qu’il la laissa descendre en lui tenant l’épaule d’un air menaçant. La taverne s’était tue pour les laisser passer mais, contrairement à ce qu’il aurait pensé, personne n’avait posé de question; tous se contentaient de les laisser passer, ignorant s’ils devaient applaudir le templier pour avoir capturé une vilaine apostate ou demander s’il valait mieux vider la place avant qu’elle ne fasse tout brûler.

Evan quitta l’édifice mais, plutôt que de la traîner jusqu’à la chantrie, comme il avait pu le faire croire aux occupants de la taverne, il avait fait un brusque volte-face pour longer le côté de l’auberge, s’assurant que la demoiselle le suivait – n’ayant plus de raison de la retenir, il avait lâché son épaule lorsqu’ils étaient sortis. Il lui fit signe de le suivre, et se dirigea jusqu’à l’arrière du commerce, où se trouvait une porte mal verrouillée qu’il eut tôt fait d’ouvrir. À l’intérieur, les stocks de vin et de bière à n’en plus finir. Certes, on aurait pu croire que c’était là un crime qu’il s’apprêtait à commettre – mais il représentait la loi, et bien évidemment, il aurait tôt fait de rembourser l’aubergiste pour son « emprunt temporaire ». D’un coup de son couteau de poche, il avait décoincé le couvercle d’un tonneau de vin et s’était emparé d’une chope qu’il avait rapidement essuyée d’un pan de vêtement avant de l’y plonger, la ressortant remplie à ras bord. « Pour vous, ma chère, » fit-il avait une petite révérence qui moquait gentiment le monde dans lequel elle évoluait – et qui n’était certainement pas le genre à servir des chopes de vin aussi pleines. Il s’en servit une et trinqua joyeusement avec la jeune femme. « Je m’étonnerai toujours des idées de génie que je peux avoir, parfois, » plaisanta-t-il.