Une question de confiance
Helene & Clothilde

Votre demande sera étudiée. Étudiée ! Vingt ans de bons et loyaux services, pour s’entendre dire ça ! À quoi servait-elle ici ? Tout était réglé comme du papier à musique, une véritable litanie chantriste. Et si Clothilde aimait les cantiques et les prières, vivre une vie de recluse dans une tour ne lui convenait définitivement pas. Elle aurait dû apprécier cette tâche, pourtant. La protection du Cercle était une mission honorable et utile, et elle était suffisamment près des têtes pensantes de l’Ordre pour espérer obtenir bientôt une nouvelle promotion. Mais elle tournait en rond entre ces murs. Assister à des cours, surveiller, observer, attendre... Attendre quoi ? Que l’un de ces mages perde la raison et décide d’éliminer tous ses petits camarades ?
Des mages venaient de fuir le Cercle ! Il fallait les poursuivre, les retrouver, les neutraliser. Pendant qu’on la retenait ici, ces sales traîtres disparaissaient dans la nature, s’enfuyant vers le Créateur savait quelle destination. On ne leur remettrait pas la main dessus en chantant le Cantique de la Lumière : il fallait organiser la traque, et Clothilde de Gerfaut voulait y participer. La jeune femme avait toujours montré de la patience et de la compréhension envers les mages. Elle connaissait mieux que quiconque les tourments qu’ils pouvaient éprouver, et la terreur de se trouver face à l’inconnu. Elle avait fait son possible pour les amener sur le droit chemin, les confier à la Chantrie et à la tour – le seul endroit où ils pouvaient apprendre à maîtriser leur magie, sans risque pour quiconque. Certains avaient eu sa confiance. Jamais elle ne les aurait cru capable de commettre une telle folie. Elle les avait cru heureux, en sécurité, protégés d’eux-mêmes et de la folie de nombre de fanatiques. Ils avaient endormi la méfiance de tout le monde et, d’un claquement de doigts, ces idiots avaient piétiné la bienveillance qu’on leur avait témoignée, sans la moindre reconnaissance pour cette quiétude.

Clothilde avait failli claquer la porte en sortant du bureau de son supérieur, mais avait ravalé sa frustration et s’était comportée avec dignité. À présent qu’elle descendait les marches, sa colère la rattrapait et elle serrait les poings pour ne pas hurler sa rage. Les étroites meurtrières devant lesquelles elle passait offrait une vue limitée sur l’extérieur. À peine la jeune femme pouvait-elle entrevoir un coin de ciel gris, et une mince bande de terre recouverte d’un manteau blanc. L’extérieur lui manquait. Elle commençait à étouffer, et les récents évènements n’avaient rien arrangé.
Sur le palier inférieur, elle s’immobilisa et laissa un long soupir s’échapper de ses lèvres. Il lui fallait une occupation, vite, avant de devenir folle. Elle aurait donné n’importe quoi pour un bon vieil entraînement. Les épées s’entrechoquant, les lames heurtant les boucliers, les armures craquant sous l’effort imposé... Clothilde avait l’impression de rouiller dans cet endroit où tout était si mesuré, si contrôlé. Il lui fallait de l’action. Mais comment se défouler derrière des murs d’un bras d’épaisseur ?
Elle passa ses deux mains sur son visage pour tenter d’évacuer la tension, sans succès. Une porte s’ouvrait devant elle ; sans même y réfléchir, elle pénétra à l’intérieur de la pièce. Tables, ouvrages, parchemins... Partout, le même décor, partout la même odeur de cire chaude, la même vague lumière, le même silence digne de la plus pieuse des Chantries. Clothilde avisa la paperasse entassée, les alambics, les cornets, et la colère revint, plus forte qu’avant, pareille à une vague scélérate. L’espace d’un instant, un blanc s’imposa à son esprit, puis un rouge, si violent et si fort qu’elle n’y résista pas. Plumes, parchemins, fioles, bouteilles, flamme : tout vola dans un fracas de verre brisé, couplé au rugissement de la jeune femme. Des mélanges se firent, pas forcément heureux, car des étincelles éclatèrent sur le mur, mais la tour aurait pu résister à n’importe quoi.
Ou presque.

« Nom du Créateur ! » jura-t-elle, les deux mains appuyées sur la table.

Des gamins. C’était des gamins, et ils avaient tout ruiné. Leur vie, car il n’y aurait pas de pardon à leur crime, la quiétude du Cercle, et toutes les certitudes de la templière. Ne restait plus que les questions, le doute, la méfiance, qui rongeaient le cœur comme des parasites, l’empêchaient de trouver le sommeil et de vivre comme avant. Mais avant quoi ? Ce qu’ils avaient connu « avant » avait-il réellement existé, ou n’avait-ce été qu’un mirage, un mensonge savamment orchestré jusqu’à cette apothéose grotesque ?
Un craquement la tira soudain de ses pensées. Clothilde se redressa, surprise, et sa main se posa d’instinct sur le pommeau de son épée. Comment avait-elle pu ne pas percevoir la présence dans cette pièce avant de laisser libre cours à sa frustration ? Elle jeta un coup d’œil aux vestiges de sa colère éparpillés sur le sol. Elle venait sans doute de ruiner les fruits d’un long travail...

« Je suis désolée, s’excusa-t-elle, la voix cassante malgré sa sincère contrition. Je ne pensais pas qu’il y avait quelqu’un ici. »

Elle réfléchit un instant, puis fronça les sourcils. Cette fois-ci, ses doigts se crispèrent sur la poignée de son épée. Elle s’était laissée duper une fois. Ça n’arriverait plus jamais.

« Attendez, qu’est-ce que vous fabriquez, seule ici ? C’était quoi, tout ce bazar ? Qu’est-ce que vous prépariez ? »

 

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Une question de confiance

Clothilde & Helene
5 : 11 des Exaltés, Tour de Montsimmard

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Helene n’aurait jamais cru que la magie arcanique serait aussi difficile à appréhender. A force de patience et de pratique, elle avait fini par maîtriser quasiment à la perfection la magie élémentaire, mais il lui avait fallu des années pour ça. Alors étudier un nouveau type de magie, au début, lui avait paru quasiment impossible et totalement inutile.

Mais Helene s’était vite rendue compte que son pire ennemi, au sein de la Tour, était l’ennui. Elle avait erré dans les couloirs pendant des jours, cherchant à s’occuper et avait fini par se résigner à retourner étudier. Elle avait commencé par lire de nombreux volumes – dont ceux que le Premier Enchanteur lui avait confiés récemment – puis avait commencé à pratiquer.

Tout d’abord, elle avait essayé d’invoquer diverses barrières et boucliers mais après avoir failli incendier la pièce à trois reprises, elle avait décidé d’opter pour la théorie avant la pratique.
Elle avait ramassé son matériel et s’était rendue à la salle d’études. Par chance, à cette heure-ci, elle était vide, tous les apprentis étaient occupés autre part dans la Tour. Il n’y aurait donc personne pour la déranger ou venir lui poser toutes sortes de questions idiotes.

Durant deux heures entières, elle avait rempli des dizaines de feuilles de notes en tout genre qu’elle avait éparpillé un peu partout sur les tables autour d’elle. Il aurait bien sûr été plus simple de demander de l’aide à l’un des enchanteurs de la Tour, mais Helene était obstinée, elle voulait y arriver seule, sans aide.

Elle avait enfin réussi à invoquer une barrière quand une templière furibonde fit son entrée dans la pièce. Prise d’un accès de colère, celle-ci balaya le contenu d’une des tables sur laquelle Helene avait disposé son travail. Celle-ci, d’abord surprise, observa la furie qui avait réduit à néant son travail sans comprendre. Puis l’incompréhension laissa place à la fureur et Helene manqua de réduire en cendres la templière.

« Je suis désolée, s’excusa-t-elle. Je ne pensais pas qu’il y avait quelqu’un ici. »

Clothilde de Gerfaut – Helene venait à peine de la reconnaître – avait la main crispée sur la garde de son épée. Les templiers avaient tendance à être nerveux depuis l’explosion qui avait permis à des dizaines de mages de s’enfuir mais aucun n’avait encore réagit d’une façon aussi extrême.

« Attendez, qu’est-ce que vous fabriquez, seule ici ? C’était quoi, tout ce bazar ? Qu’est-ce que vous prépariez ? »

Helene prit une profonde inspiration pour ne pas s’énerver et répondit, la voix grinçante :

«  J’étudiais, ça ne se voit pas ? Et si j’étais seule ici c’est parce que j’apprécie d’être au calme quand je m’entraîne. Et tout ce ‘’bazar’’… »

Elle désigna le travail ravagé par Clothilde qui était à présent étalé à terre, les feuilles couvertes d’encre renversée.

« C’était une partie de mon travail. » Acheva-t-elle, fortement agacée.

Clothilde avait déjà croisé cette mage à plusieurs reprises. Helene Sutter, si sa mémoire était bonne. Une femme discrète, plutôt calme, et suffisamment solitaire pour ne pas se mêler aux autres mages ni adresser la parole aux templiers. Elle n’avait pas pris part à la rébellion qui avait conduit à la fuite de ses pairs, comme si tout ces évènements ne l’intéressaient pas.
La templière se redressa et roula des épaules, un peu agacée de se trouver dans une cette situation un tantinet ridicule. Helene n’était pas du genre à fomenter des complots. Quand bien même la paranoïa s’était-elle installée à Montsimmard, il fallait avoir l’esprit particulièrement retors pour croire la jeune femme sur le point de lancer une attaque contre la tour. Clothilde regarda la catastrophe qu’elle avait provoqué et fit la moue. Elle n’allait tout de même pas s’excuser d’avoir cru que l’horreur se répétait – même si, à la base, elle n’avait pas détruit tout ça par crainte d’une nouvelle explosion, mais juste parce qu’elle n’avait pu contenir sa colère.

« Vous ne devriez pas être seule, insista-t-elle en fronçant les sourcils. Depuis l’explosion, la surveillance des mages est renforcée. Je suppose que vous le savez, non ? »

Elle relâcha néanmoins la poignée de son épée, signe qu’elle ne croyait pas une seconde à la culpabilité de la mage. Helene n’avait jamais eu sa préférence, parmi les habitants de la tour. Clothilde n’aimait pas les lèches-bottes, mais elle n’aimait pas non plus ceux qui se tâchaient de faire oublier – trop suspects à son goût. Certes, on pouvait au moins reconnaître une chose à cette mage : elle n’avait jamais donné l’impression d’être une folle furieuse avide de destruction. Néanmoins, avec les récents évènements qui avaient secoué Montsimmard, Clothilde avait appris qu’il ne fallait pas se fier aux apparences. Elle avait accordé sa confiance à certains des habitants de  la tour, et malgré cela, ceux-ci n’avaient pas hésité à organiser une fuite qui avait coûté la vie à de nombreux autres. Certains qu’elle n’auraient jamais cru capables de cela avaient fui ; pire encore, ils avaient participé à l’organisation de cette hérésie.
Ils n’étaient pourtant pas malheureux, ici. Ils avaient tout ce qu’ils pouvaient désirer, et ils jouissaient d’une relative liberté d’aller et venir au sein de la tour. Les templiers n’étaient pas particulièrement tyranniques. La nourriture avait de quoi satisfaire tout le monde. Les quartiers personnels étaient même confortables, voire douillets pour les mages eux-mêmes. Ces derniers devaient bien admettre qu’ils ne pouvaient pas rester seuls dans la nature. Ils avaient besoin d’un entraînement spécifique et d’un cadre sécurisant. D’accord, Clothilde pouvait comprendre leur désir de s’affranchir de ces murs, mais ils devaient penser au bien commun, et le bien commun exigeait leur confinement dans les Cercles. Ainsi seulement pourrait-on envisager un monde serein, sans risque pour ses habitants.
Un peu confuse, néanmoins, par son attitude inexpliquée, la templière se pencha vers les parchemins et en ramassa une poignée, qu’elle reposa sur le bureau. Les encriers s’étaient renversés dans son accès de furie et les notes étaient presque illisibles, à présent. La mage aurait du mal à trouver quelque chose à y relire.

« Excusez-moi, lâcha-t-elle dans un soupir, croisant les bras sur son armure. Je pensais vraiment qu’il n’y avait personne ici. J’avais besoin de... »

Elle ne termina pas sa phrase. Helene et elle n’avaient jamais été proches – elles n’avaient même jamais discuté aussi longtemps, à vrai dire. Clothilde se voyait mal étaler ses états-d’âme devant quelqu’un qu’elle connaissait à peine. Elle n’en parlait déjà pas à ceux qu’elle considérait pourtant comme ses amis, alors comment aurait-elle pu confier à une mage qu’elle ne pouvait plus dormir, manger, respirer sans ressasser ce qui s’était passé ? Elle avait besoin de hurler. L’explosion qui avait retenti dans le laboratoire menaçait à présent de surgir hors d’elle, et elle était coincée ici, incapable de la laisser sortir une bonne fois pour toutes. Même lorsqu’elle croyait pouvoir donner libre cours à sa fureur, il fallait que quelqu’un vienne lui mettre des bâtons dans les roues !
La templière s’efforça de respirer. Le visage fermé, elle récupéra par terre ce qui pouvait l’être et le replaça pêle-mêle sur la table. Ce n’était pas tant par charité que pour se donner le temps de ravaler sa frustration. Puis, tout à coup, elle posa ses deux mains sur le bureau et vrilla son regard dans celui d’Helene, bien décidée à avoir une réponse, et à deviner la vérité.

« Pourquoi êtes-vous toujours ici ? D’autres se sont enfuis il y a quelques semaines, et vous, vous n’avez même donné l’impression de vouloir les suivre. Avec vos pouvoirs, vous auriez sûrement pu nous échapper. Pourquoi n’avoir pas sauté sur l’occasion ? »

La mage avait l’air profondément dépitée par l’état de ses travaux. Clothilde leva les yeux au ciel. Bien sûr, si quelqu’un avait mis le désordre dans ses propres affaires, elle n’aurait sans doute pas apprécié la plaisanterie, mais il était trop tard pour revenir dessus, à présent. Elle s’était excusée ; l’autre aurait pu s’efforcer de dire quelque chose de gentil. Ce n’est rien. Je retrouverai mes notes, ne vous en faites pas. Un peu de compassion, en somme. Tout autre qu’elle aurait sans doute préféré rassurer la templière plutôt que de s’attirer ses foudres – Helene Sutter, non. Comme d’habitude.
Elle avisa un balai de paille, rangé dans un coin de la salle d’étude, et entreprit de nettoyer le bazar qu’elle avait causé. Ça lui rappelait un peu le noviciat et les heures passées à retirer les mauvaises herbes de la grande cour. Bon, il n’y avait pas de camarade avec qui raconter des insanités sur le dos du capitaine, pas comme à la grande époque, mais le bref retour en arrière lui arracha un sourire nostalgique. Ce temps-là lui manquait, parfois. Certains visages aussi.

La réponse d’Helene la fit s’immobiliser dans son mouvement, et Clothilde s’appuya sur le manche de sorbier, songeuse. La jeune femme se montrait encore plus sage qu’elle l’imaginait. Ainsi donc, elle partageait son point de vue sur la question ? Pour la templière, les apostats ne gagnaient rien à chercher la liberté à tout prix, bien au contraire. Au Cercle, au moins, ils vivaient en sécurité. Dehors, ils étaient à la merci de la tentation des démons et de la bêtise d’un peuple ignorant et couard. Au moins, ici, ils pouvaient se consacrer à leurs études sans le moindre risque.
La suite du discours de la mage lui arracha néanmoins une grimace. Bon, bien sûr, la vie au Cercle n’était pas parfaite. Il y avait plus enviable que de demeurer enfermée entre quatre murs durant toute sa vie, Clothilde devait bien l’admettre – elle-même commençait à se sentir à l’étroit ici, après seulement trois ans. Cependant, à la différence d’Helene, elle n’était pas mage et ne risquait pas de tout faire exploser d’un seul éternuement mal contrôlé. On ne pouvait pas prendre le risque de laisser de tels dangers parcourir les chemins en toute liberté. Elle comprenait leur désir et le malheur qui les frappait, mais il fallait se résigner : la magie était une malédiction, et les mages devaient en supporter le fardeau au Cercle.

« Ne pensez-vous pas que vous seriez trop dangereuse, et en danger, à l’extérieur ? s’enquit-elle, toujours appuyée sur le manche de son balai. Préféreriez-vous vraiment la liberté plutôt que la sécurité du Cercle ? »

Elle réfléchit un instant avant de reprendre :

« Je n’ai rien contre les mages, vous savez ? C’est la magie, le problème. Vous n’y pouvez rien, bien sûr, si vous êtes née comme ça, mais vous ne croyez pas que ce serait dangereux, de vous exposer au monde extérieur ? Pour tout le monde… »

Elle en savait quelque chose. L’espace d’un instant, un vieux souvenir remonta à la surface de ses pensées, et une ombre voila le visage de la templière. La magie était un fléau. S’il avait existé un moyen de priver les mages de cette malédiction, elle aurait encouragé ce remède de toute son âme. Personne ne méritait de vivre ainsi, ni de mourir à cause de la magie. Personne ne méritait d’assister à une telle débauche de violence et d’horreur. Elle avait tué des apostats et des abominations, toujours avec la même tristesse. C’était son devoir, elle embrassait pleinement la cause de l’Ordre, mais elle avait pitié de ces mages qui, en définitive, étaient prisonniers de leur terrible don et des conséquences funestes que celui-ci pouvait engendrer.
D’un mouvement de tête, elle chassa les relents de son passé qui tentaient de revenir la hanter. Discuter de l’évasion des mages avec quelqu’un lui faisait du bien, en réalité, plus en tout cas que de ressasser cela toute seule. Les autres templiers évitaient d’en parler – chacun d’eux prenait cet évènement comme une faute personnelle dont ils aspiraient à se laver très vite – et les mages, eux, faisaient comme si rien ne s’était passé pour éviter d’être accusés de connivence. Tout le monde était sur la défensive. Clothilde, elle, était au bord de la crise de nerfs. En parler lui donnait l’impression d’exorciser le démon qui s’était introduit dans la tour, et le plus dangereux d’entre tous : la méfiance.
Elle abandonna définitivement son balai en s’asseyant sur le rebord du bureau, calant le manche de sorbier entre ses genoux. Helene ne s’attendait peut-être pas à avoir de la visite aujourd’hui, et encore moins d’un templier, mais Clothilde était déjà partie sur sa lancée. Personne au Cercle ne voulait entendre ce qu’elle avait à dire. La pauvre mage tombait au plus mauvais moment et devrait prendre son mal en patience.

« Que feriez-vous si vous étiez libre ? demanda tout à coup Clothilde, intéressée par la question. Je veux dire… Où iriez-vous ? Que feriez-vous de vos journées ? »

Bien sûr, c’était toujours le même refrain avec les mages. Si on les écoutait, le problème venait des autres, jamais d’eux-mêmes, et encore moins de cette saleté qui coulait dans leurs veines. Mais ce qu’ils tendaient à oublier, un peu trop souvent au goût de la templière, c’était que leur formidable « don » pouvait annihiler un village entier sur un seul coup de colère. Un déséquilibré avec une épée se maîtrisait en un rien de temps – peut-être parviendrait-il tout de même à tuer deux ou trois malheureux avant –, mais un mage qui succombait à la tentation ou qui perdait le contrôle de lui-même devenait un tout autre problème. Tout le monde pouvait s’abandonner à la colère ou au désespoir un jour ou l’autre. Lorsque la magie s’en mêlait, néanmoins, les conséquences étaient bien plus terribles qu’avec une simple épée.
Clothilde garda ses réflexions pour elle-même et haussa les épaules. À cet instant, elle se sentait bien trop énervée pour se lancer dans un débat houleux qui, de toute façon, ne mènerait à rien. Chacune d’elles camperait sur ses positions : Helene, persuadée d’être capable de contrôler ses pouvoirs en toutes circonstances, et elle, forte de ses expériences passées. Au sein du Cercle, la mage n’avait jamais rien eu à craindre de l’extérieur. Seule sa Confrontation l’avait mise en danger, et manifestement, elle s’en était sortie sans mal. Elle n’imaginait pas à quels dangers elle pouvait être confrontée hors de la tour, ni quelle réaction elle aurait alors. S’imaginait-elle vraiment capable de résister à tout ? Quelle proie délicieuse pour un démon de l’Orgueil !
Elle inclina la tête lorsque la jeune femme répondit à sa question, interloquée.

« Des réponses ? Des réponses à quoi ? »

Les mages avaient accès à une bibliothèque colossale. D’après ce que Clothilde avait pu noter, Helene y passait la majeure partie de son temps libre. La templière empruntait régulièrement des ouvrages dans les rayons. Elle avait d’ailleurs omis d’en replacer certains, qui s’empilaient à côté de son lit ; le Templier-Capitaine saurait le lui faire remarquer la prochaine fois qu’il y aurait une inspection des quartiers. Les livres traitaient de tous les sujets pouvant intéresser des mages, et même plus : histoire, géographie, écrits religieux, carnets de voyage, zoologie, botanique… Clothilde n’avait pu dénombrer les sujets à la portée des résidents de la tour. Quand bien même la jeune femme n’aurait pas trouvé son bonheur parmi les innombrables volumes, il suffisait de demander, et si l’ouvrage n’était pas une référence chez les hérétiques ou les apostats, l’intendant se chargeait de le fournir pour compléter la collection. De quoi diable Helene pouvait-elle bien avoir besoin, qui ne se trouvait pas déjà dans la bibliothèque ?
Haussant un sourcil, Clothilde la considéra d’un air circonspect. Et si, justement, c’était un ouvrage interdit qu’elle recherchait ? La mage était une femme secrète, sans attaches, qui ne parlait à personne et encore moins de ses travaux. Pour preuve, elle s’enfermait seule dans une salle d’études vide afin de procéder à des recherches dont personne n’avait été informé. Notamment les templiers. L’air de rien, Clothilde saisit sur le bureau l’un des parchemins sauvés du désastre et y jeta un rapide coup d’œil.

« Les livres de la bibliothèque ne vous conviennent pas ? insinua-t-elle, doucereuse. Pourtant, il y a de quoi satisfaire toutes les curiosités. Sur quel sujet pourriez-vous bien avoir de réponses qui ne se trouvent pas ici, au Cercle ? »

À cet instant, elle n’envisageait pas une seule seconde qu’il puisse exister des questions auxquelles la tour n’avait jamais apporté d’explication. Elle n’imaginait pas non plus que la jeune femme puisse avoir des interrogations sur des points personnels, et qu’une vie d’emprisonnement puisse être un frein à l’assouvissement d’une curiosité obsessionnelle.
Elle l’observa un instant en silence, un doigt posé sur son menton. Tout à coup, elle se rendait compte qu’elle ne savait absolument rien sur Helene Sutter, malgré trois années passées à Montsimmard. Tous les jours, elle croisait la mage dans les couloirs, tous les jours, elle lui disait bonjour ou bonsoir, mais elle ignorait absolument tout d’elle. L’occasion était peut-être venue de remédier à cette lacune.

Cette fois-ci, ce fut une véritable surprise qui se peignit sur le visage de Clothilde, en réaction aux mots de la mage. Tous les habitants de la tour savaient d’où ils venaient. En général, la magie se révélait chez les enfants de sept à dix ans, parfois un peu plus tard, jamais moins. Helene prétendait-elle réellement avoir oublié sa famille, ses amis, sa vie avant le Cercle ? Clothilde haussa les sourcils. Pour en avoir parlé avec certains mages avec lesquels elle entretenait des relations courtoises, tous lui avaient confié penser souvent à leur passé – beaucoup regrettaient leur vie paisible d’alors, et se demandaient où se trouvaient à présent leurs proches, s’ils étaient heureux, s’ils pensaient parfois à eux. La templière comprenait leur désarroi. Elle-même n’avait plus eu de contacts, ou presque, avec sa famille depuis son entrée dans l’Ordre – et elle s’estimait pourtant chanceuse, en comparaison des mages. Au moins, elle recevait du courrier. Elle avait pu se rendre au mariage de sa sœur Alix, ainsi qu’à l’intronisation d’Helaine au rang de sœur chantriste. Cette restriction du Cercle, qui constituait à priver les mages de tout lien avec l’extérieur, était peut-être nécessaire, elle n’en demeurait pas moins difficile à vivre pour les enfants soudain privés de leurs parents.
Mais ce qu’induisaient les paroles d’Helene n’avaient rien de commun avec ce sentiment de solitude si répandu. Elle disait tout bonnement ne pas se souvenir de sa vie d’antan. Comment était-ce possible ?

« Que voulez-vous dire ? Vous ne savez pas d’où vous venez ? »

Elle considéra la jeune femme, l’air incrédule. La discrétion d’Helene trouvait peut-être là son explication. Comment se sentir à l’aise parmi les autres si elle ignorait tout de son passé ? Comment se mêler aux habitants de la tour quand on ne savait pas qui on était exactement ?
Clothilde s’était toujours appuyée sur ses souvenirs pour se projeter dans l’avenir. C’était justement son passé qui avait forgé son caractère : son enfance avec ses frères, sa vie baignée dans la lumière du Créateur, et surtout la tragédie qui avait marqué les de Gerfaut. Lorsqu’elle hésitait sur les choix à faire, elle repensait à Lisandre, à Armand, à sa mère, et tout s’éclairait à nouveau. Elle repensait à ces heures passées à la Chantrie et à toutes les questions qu’elle avait posées à la révérende mère – laquelle, excédée, lui avait un jour donné un exemplaire écrit du Cantique de la Lumière, lui enjoignant de méditer en silence sur les paroles du Créateur. Le passé forgeait une âme. Ne pas connaître son histoire, ne pas se souvenir des personnes et des lieux qui la constituaient, c’était vivre sur des fondations bancales et risquer de s’effondrer à chaque pas.
Brusquement, Clothilde éprouvait un élan de compassion pour la mage devant elle, ainsi qu’un certain brin de culpabilité pour ne s’être jamais intéressée à elle. Aucun enfant du Créateur ne méritait de vivre dans le doute et le questionnement, encore moins les mages qui avaient déjà bien assez à faire avec les démons et la tentation.

« Vous vous souvenez de quelque chose, ou c’est le blanc total ? demanda-t-elle, sincèrement intriguée. Quelle est la dernière chose dont vous vous rappeliez avant le Cercle ? Il doit bien y avoir des traces de votre passé, non ? Vous avez demandé aux autres mages, ceux qui sont arrivés en même temps que vous ? Peut-être que certains ont entendu quelque chose sur vous. »

Il existait un autre moyen, plus difficile cependant à mettre en œuvre. Les noms de tous les mages qui entraient à Montsimmard – ainsi que dans les autres tours de Thédas – étaient inscrits dans un registre, gardé à la tour. Celui d’Helene devait également s’y trouver, avec d’autres informations utiles : la date de son entrée au Cercle, son âge, l’endroit d’où elle venait. Bien sûr, on ne la laisserait pas consulter ce registre sans une bonne raison. Les mages devaient tirer un trait sur leur passé une fois entrés à la tour. Une erreur, selon Clothilde. Ce n’était pas en les obligeant à faire une croix sur leurs familles qu’on disciplinerait les mages.
Elle se leva soudain, posa le balai contre le mur. Soudain, l’envie de nettoyer l’avait quittée – les serviteurs se chargeraient de réparer les dégâts causés par son accès de colère. Clothilde n’aimait pas l’injustice. Si la mage nourrissait le désir de s’échapper pour obtenir la réponse à ses questions, elle ne se sentirait jamais chez elle au Cercle, et c’était là la cause de tous les problèmes qu’ils avaient rencontré dernièrement. Les mages avaient des sentiments, des désirs, des besoins. À moins de les apaiser – une solution cruelle et barbare que la templière réprouvait –, ces sentiments resteraient ancrés en eux jusqu’à la fin de leurs jours. Plutôt que de les nier et de les réprimer, pourquoi ne pas leur permettre de les exprimer ? Leur existence au Cercle deviendrait alors plus acceptable, et personne ne fomenterait plus de complot pour prendre la fuite, tuant ainsi des dizaines d’innocents pour y parvenir.

« Je pourrais vous aider, si vous voulez, proposa-t-elle avec un sourire honnête. Évidemment, je ne vous propose pas de vous emmener à l’extérieur, mais ici aussi, il y a peut-être des réponses à certaines de vos questions. Il existe un registre où sont consignées les entrées et les départs du Cercle. Tous les mages de Montsimmard y sont inscrits. Ce registre se trouve dans le bureau du Templier-Capitaine. Ça pourrait peut-être vous aider à en savoir un peu plus. »

Clothilde proposait une aide qui n’était pas sans risque. Hormis le Templier-Capitaine lui-même, seul le Premier Enchanteur avait l’autorisation de consulter l’ouvrage. Ni les templiers ni les mages ne pouvaient le lire – ils n’y avaient même pas accès. Clothilde imaginait fort bien quelle punition l’on réservait à ceux qui enfreignaient cet ordre : peut-être pas le bannissement, mais une mutation à coup sûr. Cette pensée la fit presque sourire. Elle qui espérait justement quitter Montsimmard !
Mais des réponses se trouvaient à l’intérieur de l’ouvrage : une partie du passé d’Helene, qui pourrait peut-être satisfaire sa curiosité et rendre son séjour au Cercle moins pénible. Dépourvue de ses questions, la jeune mage retrouverait la sérénité qui lui faisait défaut. Et puis, après tout, ce n’était pas la première fois que Clothilde outrepassait un règlement de la Chantrie…

Depuis le premier jour de son affectation à Montsimmard, Clothilde n’avait jamais vu Helene Sutter manifester le moindre signe d’émotion. Toujours calme, toujours distante, la jeune femme conservait un visage impassible – parfois hautain – en toutes circonstances. Elle ne prononçait jamais un mot plus haut que l’autre, ni ne se plaignait jamais. Durant les premiers jours, la templière aurait presque pu jurer qu’il s’agissait d’une Apaisée.
Mais lorsque Helene baissa les yeux, trahissant pour la première fois une faiblesse qu’on ne pouvait soupçonner chez elle, Clothilde porta sur elle un regard compatissant. Elle ne sympathisait pas avec les mages. C’était une règle de l’Ordre, à laquelle elle se pliait de bonne grâce. Certains avaient bien son respect, parfois même un peu d’affection – car elle était tout de même humaine, et qu’ils n’avaient pas choisi d’être mages – mais aucun n’était un ami. Pourtant, la templière savait se montrer bienveillante. Tout le monde était l’enfant du Créateur : les nobles, les pauvres, les mages, les elfes, les nains. Tout le monde avait droit à une oreille attentive et à la charité.

« Je l’ignorais, dit-elle doucement. Je suis navrée. Ce doit être difficile. »

Elle n’alla pas jusqu’à taper sur l’épaule d’Helene, mais l’idée était là. Néanmoins, si la subtilité n’était pas son fort, elle avait au moins le mérite de la sincérité.
Les soudaines révélations de la jeune femme l’intriguaient aussi. Comment avait-elle pu perdre le souvenir de sa vie d’avant le Cercle ? La plupart du temps, les mages admettaient ne plus vraiment se rappeler les voix, les visages des membres de leur famille, mais ils gardaient des anecdotes et des noms. Pour l’un, c’était l’odeur d’un gâteau dans le four, pour l’autre, les courses folles dans les champs de blé en été. Les dernières réminiscences d’une vie révolue, qu’ils avaient tous les mêmes difficultés à oublier…
Le refus d’Helene ne la surprit presque pas. La mage devait se méfier d’une telle proposition : les templiers ne s’amusaient pas à enfreindre les règles pour faire plaisir à leurs prisonniers. Elle devait soupçonner une entourloupe, voire même un piège pour lui attirer des ennuis et provoquer son apaisement séance tenante.

« Je ne cherche pas à vous piéger, assura-t-elle à la jeune femme. Quand on cherche où l’on va, mieux vaut savoir d’où l’on vient : si ça peut vous aider, je pense que ça mérite votre attention. »

Son acte n’était pas totalement désintéressé non plus. Aux yeux de la templière, mieux valait qu’Helene obtienne les réponses ici, au Cercle, plutôt que de chercher à s’enfuir pour les trouver. Même si elle était prête à risquer une mutation aux confins des Dorsales de Givre pour obtenir les informations, elle y voyait un intérêt supérieur.
Les mains sur les hanches, Clothilde commença à faire les cent pas dans la salle d’études. Il fallait maintenant trouver un moyen de pénétrer dans l’office du Templier-Capitaine sans se faire remarquer, or, il verrouillait la porte lorsqu’il ne s’y trouvait pas – précaution légitime, au vu de tous les documents confidentiels qui devaient joncher son bureau. Elle aurait pu lui demander audience, mais comment le faire sortir de la pièce en l’y laissant seule, suffisamment longtemps pour qu’elle puisse trouver le registre, le feuilleter jusqu’à trouver la bonne date et la bonne ligne, et mémoriser ensuite ces informations pour les rapporter à Helene ? Elle pouvait toujours prendre sa demande de réintroduction sur le terrain comme prétexte, ça ne réglerait pas le problème. La seule personne à pouvoir aller et venir à sa guise et sans surveillance était la femme de chambre chargée du quartier des officiers. L’elfe travaillait à la tour depuis des années ; le Templier-Capitaine lui vouait une confiance absolue pour ne pas fouiller dans ses affaires. Clothilde s’immobilisa et pinça sa lèvre inférieure entre son pouce et son index. Toute fiable qu’elle était, cette elfe restait une servante : quelqu’un qui gagnait à peine de quoi nourrir sa famille, et à qui on n’adressait même pas la parole. C’était peut-être la solution qu’elle cherchait.
Elle revint près d’Helene puis, après avoir jeté un coup d’œil en direction de la porte pour s’assurer qu’elle était toujours fermée, lui souffla d’un air conspirateur :

« J’ai peut-être un moyen d’entrer dans le bureau du Templier-Capitaine en son absence. Nous pouvons aller chercher l’information, il suffit juste d’attendre le bon moment. Je peux m’en occuper. Mais il va nous falloir une bonne excuse si jamais nous nous faisons attraper. Qu’est-ce que vous en dites ? Les réponses sont là, à portée de main. Vous ne voulez pas en avoir le cœur net ? »

A la place d’Helene, Clothilde aurait escaladé la tour à mains nues pour atteindre les quartiers du Templier-Capitaine et s’emparer du registre. Certes, la mage n’avait sans doute pas la même personnalité aventureuse, et elle risquait bien plus que de se retrouver mutée aux confins de Thédas, mais on parlait de passé, de souvenirs, de famille ! Les vestiges d’une vie perdue méritaient bien cela.

« C’est votre décision, conclut-elle. Si vous ne voulez pas, je ne vais pas vous y forcer. Mais si vous le souhaitez, je vous aiderai. »

L’hésitation d’Helene était visible. Son regard fuyait celui de Clothilde, qui la dévisageait sans se détourner, attendant sa réponse. Elle comprenait ce qui la freinait, mais les chances de trouver quelque chose dans le registre étaient tout de même grandes. Si les réponses qu’elle cherchait avaient une telle importance, l’occasion était trop belle pour y renoncer.
La question de la mage la fit sourire. Helene avait raison de se méfier : bon nombre de templiers se seraient servi de cette opportunité pour la piéger. Elle-même aurait cherché le coup fourré si un mage lui avait fait une proposition aussi curieuse.

« Je n’ai pas d’intérêt dans cette histoire. Ce n’est pas pour moi que je le fais, rappela-t-elle en haussant les épaules. Je pense simplement que, si vous connaissiez la vérité, vous seriez plus... sereine. »

Elle prit une longue inspiration, le regard tourné vers la fenêtre. La plaine s’étendait à perte de vue, couverte d’une ligne vert sombre à l’horizon, là où se dressaient les frondaisons de Rieubois. Le ciel était encombré ; il paraissait faire froid. Ici, au sein de la tour, les cheminées assuraient une chaleur préservée par les tentures qui drapaient les murs. Les yeux de la templière s’assombrirent. Au-delà de Montsimmard, les apostats fuyaient dans l’espoir d’échapper à leur destin. Et alors qu’elle aurait voulu les traquer, comme ses camarades, elle se retrouvait aussi prisonnière qu’un des résidents de la tour.
Mais il y avait une leçon à tirer de toute cette histoire. Le simple fait d’y penser effrayait Clothilde, car cette leçon allait à l’encontre de tout ce qu’on lui avait inculqué jusqu’à présent, et de tout ce en quoi elle avait toujours cru.

« Je me demande, dit-elle, rêveuse, si nous employons la bonne méthode. Si nous vous écoutions un peu plus, vous, les mages, peut-être accepteriez-vous mieux la situation. »

Elle n’envisageait pas de leur rendre la liberté – c’eût été renier absolument toutes ses convictions. Pourtant, depuis la fuite des résidents de la tour, les certitudes qu’elle avait vacillaient sur leurs fondations. Si les mages se sentaient si mal, s’ils aspiraient tant à la liberté, en dépit du danger qu’ils faisaient courir aux autres et à eux-mêmes, il fallait peut-être changer quelque chose. Le Cercle était nécessaire. On ne pouvait pas les laisser aller et venir à leur gré – autant pour les autres que pour leur propre bien. Mais si les confiner au sein des tours faisaient naître en leur cœur le désir de s’enfuir, alors cela signifiait que leurs geôliers se trompaient, et il leur revenait de trouver une solution.
Clothilde reporta son attention sur Helene. Comme les autres, elle nourrissait le désir de s’échapper. Elle n’avait pas saisi l’opportunité parce qu’elle était juste plus sensée que ses congénères, mais elle n’en rêvait pas moins de partir. On ne pouvait pas laisser de telles pensées corrompre le cœur des mages. C’était ce qui menait droit à la révolte... ou à la possession.
Haussant les épaules, la templière marcha droit vers la fenêtre et y appuya la main. L’extérieur lui manquait, à elle aussi. Ce n’était pas pour rien qu’elle avait tapé du poing sur le bureau de son supérieur pour réclamer une mutation.

« Peut-être que si vous connaissiez la vérité, vous cesseriez d’y penser. Peut-être que si nous étions plus tolérants, si nous vous laissions... »

Elle s’interrompit, agacée par sa propre faiblesse. Elle avait besoin d’agir, de bouger, de penser à autre chose qu’à tout ça. La fuite des mages et son impuissance, elle devait les reléguer au fin fond de son esprit et... se divertir, tout simplement. Elle avait des amis parmi les templiers, mais tous étaient obnubilés par ce qui s’était passé, et aucun ne songeait plus à s’amuser. Chez les mages, elle appréciait quelques personnes, mais les récents évènements avaient montré qu’elle ne pouvait réellement se fier à aucun d’eux. Se tourner vers quelqu’un qu’elle ne connaissait pas du tout, c’était aussi une manière de se couper de toute cette histoire.
La folie de ce qu’elle prévoyait lui arracha un rire. Son poing se ferma sur la vitre glacée. Soudain décidée, elle se tourna vers la mage et s’adossa au rebord de la fenêtre. Si Helene refusait saisir cette chance, tant pis pour elle. Les suppliques allaient mal à la templière. Elle trouverait sûrement un autre mage à dérider, une autre personne à connaître.

« Oubliez ça ! Je m’ennuie. Il faut que je fasse quelque chose, ou je vais devenir folle. Je ne suis ni altruiste, ni sadique : j’ai juste besoin de bouger. Alors, qu’en dites-vous ? Envie d’enfreindre les règles et d’en apprendre un peu plus sur vous, ou vous reprenez vos recherches, et je reste jusqu’à ce que vous ayez terminé ? »

Elle espérait quand même qu’Helene ferait le bon choix – celui de la folie pure. Quitte à vivre enfermées dans une tour, pourquoi accepter de supporter l’immobilisme et l’ennui ? Les deux femmes ignoraient tout l’une de l’autre. Se connaître n’appartenait pas à leurs projets, ni même à leurs souhaits. Et pourtant, ce que Clothilde proposait, c’était de se faire suffisamment confiance pour prendre un gros risque. Elle n’aurait pas été étonnée qu’Helene refuse... mais elle avait vraiment besoin de changer d’air.

Clothilde sourit à la plaisanterie de la jeune femme, mais Helene savait parfaitement que la templière pensait ce qu’elle venait de dire. C’était son rôle, après tout. Les mages ne pouvaient pas se promener seuls, encore moins depuis l’évasion de leurs camarades. Tout le monde était sous surveillance étroite, à présent ; même certains templiers, soupçonnés d’avoir facilité l’attentat, faisaient désormais l’objet d’une enquête. Malgré ses bons états de service, Clothilde aussi avait dû répondre à certaines questions. Vingt années avaient passé. On lui reprochait toujours d’avoir eu un frère mage.
Mais la réponse d’Helene balaya ses amères pensées, et elle sourit sans plus de retenue. Helene et elle ne seraient sans doute pas les meilleures amies du monde, mais si elles apprenaient à se fier l’une à l’autre, cela signifierait qu’elle avait raison. Les mages et les templiers pouvaient coexister. Ils pouvaient apprendre à se connaître et à s’apprécier, partager certaines choses. La magie était un fléau – chacun devait bien le garder à l’esprit – mais derrière le bâton et l’armure, il y avait des hommes et des femmes, non des bêtes.

« Parfait ! s’exclama-t-elle, enjouée. Il va nous falloir un plan convenable avant de monter à son bureau. Si jamais nous nous faisions prendre, vous et moi aurions de gros ennuis. La femme de chambre passe durant l’office du soir – c’est le moment où elle a le plus de temps, car il y a le repas juste après. Si nous arrivons à la convaincre de nous laisser rentrer après son travail, nous avons une chance de trouver le registre. À moins que vous ne sachiez crocheter les serrures. »

Restait à convaincre l’elfe, et ce ne serait sans doute pas la partie la plus aisée. Les deux femmes ne pouvaient pas simplement lui ordonner de leur remettre les clés : le Templier-Capitaine avait toute foi en elle et elle ne trahirait pas sa confiance, au risque de s’exposer à sa colère. Il faudrait donc ruser, ou échouer.
Clothilde croisa les bras. Ses sourcils froncés trahissaient l’effort de concentration qu’elle déployait pour trouver une idée valable. Une templière et une mage n’avaient pas de raisons de se trouver ensemble devant la porte du responsable de la tour – sauf si la seconde avait commis une faute, et que la première réclamait une décision immédiate du Templier-Capitaine. Mais, en l’absence du maître des lieux, la servante n’ouvrirait la porte que si les circonstances l’exigeaient. Ou si Clothilde se montrait suffisamment persuasive. Mais si tel était le cas, il faudrait expliquer les faits, ce qui amènerait une sanction sur Helene. Non, ce n’était pas une solution convenable.
L’elfe se laisserait peut-être tenter par quelques pièces dorées. Le salaire qu’elle gagnait ici devait être trop faible pour lui permettre de s’offrir tout ce qu’elle désirait. Avec une somme conséquente, elle réviserait sûrement sa définition de la loyauté, ouvrant ainsi la porte aux deux espionnes en herbe. Clothilde n’aimait pas cette idée, cependant. Rien ne certifiait que l’elfe accepterait, ni qu’elle conserverait le silence jusqu’au bout. De plus, mise dans la confidence, elle prenait tout autant de risques que les deux femmes. La templière préférait assumer les conséquences de ses actes sans impliquer de tierce personne.

« Hmm... Ça ne sera peut-être pas aussi facile que je le pensais, avoua-t-elle, agacée. Il nous faut la clé du bureau, mais... Laissez-moi un instant, je vais bien trouver quelque chose. »

Elle avait proposé son aide et ne comptait pas revenir sur son offre. Qui plus est, elle avait maintenant envie d’en savoir plus, elle aussi, sur les origines de la mage.
Une fois, lorsqu’elle était enfant, elle avait réussi à s’introduire dans l’office de son père. Lorsque celui-ci était entré à l’improviste, avec un autre noble dont Clothilde n’avait jamais su retenir le nom, elle avait dû se cacher sous le bureau durant trois heures, priant pour qu’aucun d’eux ne lui donne un coup de pied par inadvertance. Elle avait entendu parler d’un jeu, d’un comte, d’une duchesse. Sur le moment, tout cela lui avait paru fort ennuyeux. À présent, elle avait conscience d’avoir assisté à une partie du Noble Jeu, mais elle ne se souvenait plus de ce que les deux hommes avaient dit. De toute façon, la conversation avait eu lieu bien des années plus tôt. Tout ça n’avait plus aucune importance.
Ce n’était pas dans le bureau de son père qu’elle comptait entrer, aujourd’hui. Si elle se faisait prendre, il n’y aurait ni fâcherie, ni coup de ceinture sur les reins. Être surprise freinerait sa carrière – pour ne pas dire y mettrait fin. Et pour Helene, le risque était bien supérieur encore.

« Allons voir la servante, proposa-t-elle. Nous devons la convaincre de nous laisser cinq minutes seules dans le bureau du Templier-Capitaine. Je mettrai mon honneur en jeu. Elle se laissera convaincre. Et si ça ne suffit pas... j’y adjoindrai un petit quelque chose. »

Elle sourit à Helene, mais le cœur n’y était pas vraiment. Ce plan la laissait toujours dubitative.

Une question de confiance
Helene & Clothilde

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« Nous devons attendre ce soir. Je vais essayer de parler à l’elfe, et la convaincre de nous ouvrir la porte pendant l’office. Ne faites pas tout sauter d’ici là. Nous devons agir discrètement. »

Clothilde avait gratifié Helene d’un clin d’œil malicieux. Sur le moment, elle s’était sentie pleine d’assurance et prête à tout, mais à mesure que les heures s’égrenaient, sa belle confiance s’effritait aussi sûrement que les murs de la tour sous les sortilèges des mages.
Quelle mouche l’avait piquée, pour lui insuffler une idée pareille ? Quel drogue avait-on glissé dans son lyrium à son insu ? Elle ne pouvait pas revenir en arrière, maintenant – Clothilde de Gerfaut, renoncer à sa propre idée ? Sérieusement ? Il fallait trouver le moyen de rentrer dans ce bureau, de dénicher ce registre et d’y trouver le nom d’Helene Sutter, quel qu’en fût le prix. Si ça impliquait de soudoyer une servante pour se faire ouvrir la porte, Clothilde était maintenant prête à offrir sa solde du mois, mais... Mais on parlait du bureau du Templier-Capitaine, pas du garde-manger de la tour ! On parlait de s’introduire dans l’office de la personne la plus importante de Montsimmard, rien de moins, et d’y dérober une information cruciale, en remettant son destin entre les mains d’une elfe ! Mais comment avait-elle pu une seule seconde penser qu’un tel plan allait fonctionner ?
Elles avaient donc attendu jusqu’au soir, sentant l’angoisse et l’excitation monter, puis, alors que les autres se dirigeaient vers la chapelle pour l’office, la templière et la mage s’éclipsèrent vers les étages supérieurs. La partie délicate de leur plan commençait là. L’elfe n’était pas encore arrivée, mais le Templier-Capitaine, lui, avait déjà quitté son bureau.

« Voilà le plan, souffla Clothilde lorsqu’elles furent devant la porte. Quand elle arrive, nous... Oh ! »

La servante elfe apparaissait au détour du couloir, un panier au bras. Son regard sombre se posa sur la templière et elle baissa presque aussitôt les yeux, signe de soumission évident. Clothilde se rendit compte qu’elle ne connaissait même pas son nom.

« Quelle chance ! soupira la jeune femme lorsque la servante parvint à leur hauteur. Nous espérions arriver avant l’office, mais... nous sommes en retard. Le Templier-Capitaine est déjà parti. »

L’elfe la regarda d’un air incrédule. Clothilde jeta un bref coup d’œil en direction d’Helene et, prenant une grande inspiration, reprit :

« Mademoiselle Sutter a oublié quelque chose dans son bureau. Quelque chose de personnel, ajouta-t-elle en baissant la voix. Il serait de bon ton qu’elle le récupère avant demain matin, quand le Templier-Capitaine et le Grand Enchanteur auront leur petite réunion quotidienne. »

L’histoire lui était venue avec tant de facilité qu’elle s’étonna presque de son propre mensonge. Elle n’avait pourtant jamais été douée pour jouer la comédie – sauf lorsqu’il s’agissait de cacher ses petits secrets. D’ailleurs, à bien y réfléchir, « jamais » était un terme un peu fort, car elle avait bien dû trouver quelques excuses à ses escapades avec ses camarades templiers, autrefois. L’idée lui apparaissait tout à coup excellente. L’elfe n’oserait pas commenter une telle nouvelle, encore moins la rapporter à qui que ce soit, si elle tenait à sa tête. Le Templier-Capitaine saurait immédiatement qui blâmer si l’un de ses secrets s’éventait juste après le passage de la servante, et cette dernière devait bien s’en rendre compte. Elle tiendrait sa langue. Et, au moins, elle laisserait les deux jeunes femmes pénétrer dans le bureau sans les accompagner, trop effrayée à l’idée de découvrir à quoi pouvait bien ressembler ce « quelque chose » qu’Helene Sutter avait oublié à l’intérieur.
Comme si elle saisissait la portée de ce que lui glissait la templière, l’elfe écarquilla les yeux un bref instant, puis fourragea dans ses fripes pour en extirper le trousseau de clés qu’elle possédait. Moins d’une minute plus tard, la porte de l’office s’ouvrait.

« Merci infiniment, souffla Clothilde, bien plus soulagée qu’elle ne le laissa transparaître. Mademoiselle Sutter n’en a pas pour longtemps. Pour votre diligence », ajouta-t-elle en lui glissant quelques pièces, qui disparurent comme par enchantement entre les doigts de la servante.

Elle poussa Helene à l’intérieur du bureau, et un long soupir s’échappa de ses lèvres lorsqu’elle referma le battant derrière elles. Le plus dur était fait. Certes, le regard que poserait désormais l’elfe sur la mage et son employeur serait empreint d’interrogations et de suspicion, mais elle n’oserait jamais évoquer le sujet avec personne.

« Nous n’avons pas beaucoup de temps, murmura-t-elle. Si nous traînons, elle se doutera de la supercherie. Il faut trouver ce registre ! »

Et, de nouveau, son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Elle ne s’était pas autant amusée depuis des mois.

 

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Une question de confiance

Clothilde & Helene
5 : 11 des Exaltés, Tour de Montsimmard

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Clothilde connaissait le bureau du Templier-Capitaine, pour en avoir franchi la porte à deux reprises au cours de son séjour à Montsimmard. La première fois, c’était pour un discours de bienvenue, saluant l’excellence de ses états de service et l’assurant de l’intérêt de la nouvelle mission qui lui était confiée. La jeune femme n’en doutait alors pas : veiller à la sécurité au Cercle était une noble tâche, parfois plus gratifiante que de courir après les apostats et les enfants. La seconde fois remontait à quelques heures auparavant, lorsque son supérieur lui avait doucement fait remarquer que trois ans au sein de la tour, c’était encore bien peu pour demander une mutation. Elle connaissait donc l’ordre parfait qui régnait dans la pièce en demi-cercle, digne de tout templier qui se respectait : les bibliothèques garnies d’ouvrages à la tranche de cuir, triés par ordre alphabétique, les parchemins roulés du même diamètre, dans leurs corbeilles d’osier, la grande table sur laquelle plumes et encriers étaient rangés au millimètre près… À gauche de la porte, un guéridon soutenait une représentation d’Andrasté en marbre. À droite, un tableau rendait grâce à la Marche Exaltée sur la Dalatie – Clothilde détestait cette image où les hommes piétinaient les cadavres des elfes.
La jeune femme jeta un regard autour d’elle. L’épais volume devait se trouver quelque part parmi ceux répartis sur les étagères – c'est-à-dire une aiguille dans une meule de foin. Elle ignorait tout à fait à quoi ressemblait ce registre. Ce devait être un vieux livre, puisqu’il recensait les arrivées depuis bien des années maintenant. Un vieil ouvrage poussiéreux, relié avec soin, et portant sans doute les armoiries de la Chantrie.
Si les rumeurs étaient exactes, aucun mage n’arrivait à la tour sans que son nom, son âge, son origine et sa date d’entrée au Cercle ne fussent mentionnés sur ces pages racornies. Clothilde ignorait en revanche quelles autres informations y étaient rapportées. Helene pourrait-elle se contenter des quelques révélations que ce livre lui fournirait ? La templière fit la moue. Si la jeune femme recherchait son passé avec tant d’espoir, ce ne serait sans doute que le début. Les bribes d'histoire contenues dans le registre risquaient au contraire d’attiser le feu, et de la motiver un peu plus pour découvrir ce que sa mémoire avait occulté… et peut-être de l’inciter à fuir, elle aussi. Clothilde secoua la tête. Non. Helene n’était pas stupide. Elle l’avait dit elle-même : elle souhaitait être libre, oui, mais pas devenir une apostate.

La soudaine découverte de la mage ramena la templière à leurs recherches. Soulagée, elle rejoignit Helene derrière la grande table et observa les lignes de noms et de dates inscrites avec un soin révérencieux.

« C’est bien ça, acquiesça-t-elle. Ne traînons pas ! Vous savez quand vous êtes arrivée au Cercle, à peu près ? Ça nous permettra de réduire le champ de recherche. »

Il fallait feuilleter les pages à rebours jusqu’à trouver l’année correspondante, puis étudier les noms un à un, pour enfin dénicher celui d’Helene Sutter. La jeune femme devait bien avoir une idée du temps qui s’était écoulé depuis son arrivée à la tour. Peut-être même se souvenait-elle de la saison – certains mages savaient encore exactement à quelle date ils avaient franchi les portes du Cercle. Elle n’en attendait pas tant de la mage, puisqu’elle disait avoir tout oublié, mais le moindre détail pourrait les aider à considérablement accélérer leur folle entreprise.
Un bruit dans le couloir lui fit redresser la tête et elle se figea, le cœur battant à tout rompre. Quelques secondes s’écoulèrent, mais personne ne pénétra dans la pièce. La servante avait peut-être décidé de continuer sa besogne dans un autre bureau en attendant qu’elles aient terminé.

« Dépêchons-nous ! » souffla Clothilde en tournant les pages.

Il y avait là des dizaines, des centaines de noms. Au début du registre, la plupart étaient rayés – sans doute le mage en question était-il mort. D’autres portaient la mention « Transféré », sans aucune indication de lieu. Ceux-là avaient dû rejoindre un autre Cercle. Mais pourquoi n’indiquait-on pas où on les avait envoyés ? Une nouvelle annotation lui fit, cette fois, froid dans le dos, et elle préféra ne pas s’attarder dessus : « Apaisé ». Elle se souvint que c’était précisément ce qui attendait Helene si elles ne trouvaient pas rapidement l’information qu’elles étaient venues dérober. Cette seule idée la fit feuilleter le registre encore plus vite.
Elle remarqua soudain les noms de mages qu’elle connaissait, et qui vivaient toujours à Montsimmard. Certains étaient déjà âgés, mais à mesure qu’elle égrenait les noms, les personnes rajeunissaient, et enfin son doigt s’arrêta sur le patronyme qu’elle espérait.

« Helene Sutter », annonça-t-elle à mi-voix.

Elle soupira, soulagée, puis leva les yeux vers la jeune femme. On y était. L’heure de vérité.

Presque aussi avide qu’Helene de connaître la réponse aux questions qui la taraudaient, Clothilde se pencha par-dessus son épaule. L’usage avait à demi effacé les pattes de mouche ; pourtant tout demeurait encore parfaitement lisible, comme si le temps avait tout de même souhaité conserver les traces du passé.
Helene Sutter était donc originaire d’Orlaïs. Mieux encore, elle était noble ! Clothilde avait intégré trop tôt les rangs des templiers pour maîtriser les règles du Noble Jeu et connaître le nom de toutes les familles nobles de l’empire – encore moins de Jader, où elle n’avait jamais mis les pieds. La mage, elle, semblait tomber des nues. Pourtant, des mages parmi les nobles, cela arrivait plus souvent qu’on ne l’imaginait. À croire que les prières au Créateur ne changeait rien aux probabilités d’avoir un enfant doué pour les arts magiques... Peut-être n’avait-Il simplement aucune influence sur ce point. Clothilde approuvait les parents de la jeune femme. En l’envoyant au Cercle, ils lui avaient assuré la possibilité de se former à l’utilisation de son pouvoir, à la maîtrise de ses sentiments, et lui avaient octroyé la meilleure des protections dont un mage pouvait rêver. La cacher aurait été tout, sauf un acte d’amour.
Helene avait donc six ans lorsqu’elle était arrivée au Cercle. C’était une très jeune enfant. Voilà qui expliquait sans doute pourquoi elle n’avait gardé aucun souvenir de sa vie d’avant : comment retenir les visages, les voix, les faits, lorsqu’on avait passé presque toute son existence entre les murs de la tour ? Comment se rappeler une famille qu’elle n’avait côtoyé que durant six années, avant d’en connaître vingt-trois au même endroit ? Les gens de Montsimmard auraient dû être une nouvelle fratrie pour la jeune femme. En réalité, elle était plus seule que quiconque ici.

Sans un mot, la templière souleva le lourd volume et le reposa à sa place sur l’étagère. Levant la main pour enjoindre à Helene de patienter, elle entrouvrit la porte et risqua un coup d’œil à l’extérieur de la pièce. Le couloir était désert. La servante n’était pas là. Sans plus attendre, elle se glissa dans le couloir, attendit que la mage la rejoigne et referma doucement derrière elles.

« Nous pouvons encore atteindre la chapelle avant la fin de l’office. Si nous entrons discrètement, personne ne le remarquera. »

En réalité, elle en doutait. Bon nombre de ses camarades templiers devaient avoir noté son absence. Si Helene avait la chance de passer plus inaperçue grâce à sa discrétion coutumière, Clothilde ne brillait pas par sa retenue. On ne manquerait pas de lui mentionner cette absence inhabituelle.
Elle ignorait comment elle aurait réagi à la place d’Helene. Ces révélations devaient créer un tourbillon de sentiments contradictoires en elle : la joie de savoir enfin qui elle était, la déception, peut-être, la colère, sûrement, l’incompréhension et les milliers de questions que ces quelques mots avaient dû amener. Sans doute aurait-elle renversé le bureau du Templier-Capitaine. Ou peut-être se serait-elle effondrée, tout simplement. Helene faisait preuve d’une admirable maîtrise d’elle-même.
Elle fut tentée de partager avec elle son point de vue sur la décision de ses parents, mais elle garda ses réflexions pour elle-même. Entendre une templière lui vanter le bien-fondé d’un emprisonnement au Cercle était sans doute la dernière chose dont la mage avait besoin. Du repos, et du temps pour y réfléchir avec sérénité, voilà ce dont elle avait besoin.

« Si vous préférez, je peux vous raccompagner à votre chambre, ajouta-t-elle, la voix plus douce. Si vous avez besoin de temps pour... encaisser. J’expliquerai que vous vous sentiez souffrante et que vous n’avez pu assister à l’office de ce soir, ce qui ne serait pas vraiment un mensonge. »

Elle hésita un instant, avant d’ajouter :

« Allez vous reposer. Vous en avez besoin. Et si vous voulez en parler, je peux vous écouter. Après tout, je suis dans la confidence, maintenant. »