ONE
Il n'est pas rare de voir des pauvres enfants se dandiner pour quelques pièces, poussés par leurs parents ; acrobates amateurs aux membres étranges et aux articulations douloureuses ; mais ce qui n'est pas commun, c'est de trouver, au milieu de ces visages poupins bien trop amers, des danseurs.
Et pourtant, sur la neige, Hanael, enrobée d'une cascade de tissus crème, danse. Jour et nuit, ses petits pieds glacés piétinent le sol, chaque pas plus douloureux que l'autre ; mais Hanael arbore un sourire, scotché aux lèvres comme un fin masque Orlésien. Ses mains sont mordues par le froid et tremblent, ses cheveux ébouriffés par le vent ne cachent plus ses oreilles dont elle a tant honte.
Quelques badauds l'observent, certains lui jettent quelques pièces, d'autres raillent ; et ce n'est qu'après plusieurs heures qu'Hanael s'écroule. Sa mère, qui observe de loin, s'approche alors, passe une main étrangement chaude dans sa tignasse d'encre. Murée dans son silence, ses traits profondément marqué par le regret, elle se met à palper sa fille, à prendre ses pieds, à chasser le teint violacé de ses membres, comme elle le fait bien trop souvent.
Hanael n'a pas besoin de demander. Le frisson qu'elle ressent ne provient pas du froid, mais de la magie, la même qui réside quelque part au sein d'elle, présente mais inatteignable. Hanael ne comprend pas, mais ne demande pas. La fatigue de sa mère lui rappelle la crainte, la fuite, et tout ce qu'elle ne veut pas endurer plus tard.
Alors cet éclat de magie, Hanael apprend à la cacher, à l'enfouir au plus profond d'elle ; et tente de l'oublier. Elle se concentre sur les dagues que son père lui prête, sur les informations que sa mère vend. Elle apprend d'eux, et tous trois mènent la vie brisée, incertaine des apostats.
TWO
Hanael n'est pas une adolescente facile. Ses parents ne la surveillent que trop peu. Son père s'improvise pêcheur, sa mère trouve un taudis qu'elle transforme en taverne, et la jeune elfe passe son temps à vagabonder dans les ruelles mal famées de Jader à la recherche d'aventure. Les dagues pendent de sa ceinture de fortune, mais ce sont les mots qu'elle emploie le plus en cas de différends. Sa voix douce tonne paradoxalement plus d'insultes et vulgarités que d'autres ; elle ne parle plus qu'elle n'agit. Hanael sait qu'il suffit parfois de bien peu pour que ses assaillants la laissent filer.
Ce sont dans ces moments là, entre disputes et coups de poing, qu'elle rencontre Killian. Humain, beaucoup plus âgé qu'elle et un as en maîtrise d'arc, il ne lui répond que par sarcasme et reniflements dédaigneux. Hanael, du haut de ses quatorze ans, n'est pas plus différente qu'une autre demoiselle. Elle s’empourpre, bégaie, puis, frustrée par son propre comportement, finit par l'insulter avant de partir.
Ils se revoient de temps en temps. Killian lui fait goûter sa première bière, amère et trop forte, lui donne des cours d'archerie, et lui apprend à renifler comme lui. Elle lui montre le peu de magie qu'elle sait utiliser, lui enseigne les bases de la maîtrise de dagues et quelques insultes elfiques. Ils deviennent amis, malgré la différence d'âge, de culture, de race.
Hanael tombe amoureuse aussi vite qu'une adolescente le peut, et bien-sûr, parce que le monde n'est pas aussi parfait et simple que dans les contes pour enfants, ce n'est pas réciproque. La jeune elfe renifle dédaigneusement pour camoufler son sanglot, la douleur du rejet picotant ses yeux, et Killian hurle de rire.
Cet amour de jeunesse est vite effacé par le temps.
THREE
Killian annonce son départ, et n'est pas sûr de revenir. Les deux jeunes gens ne se font pas d'adieux, les derniers moments qu'ils passent ensemble se fondent dans leur quotidien. Il se taquinent, s'entraînent au combat, se hurlent dessus. A la fin de la journée, Killian offre à Hanael une tape sur l'épaule, un éclat de rire et une moquerie avant de se disparaître dans la nuit.
Hanael n'est étrangement pas touchée par le départ de son unique ami. Elle reste impassible, froide, et les saisons s'enchaînent dans une nouvelle routine qui ne comporte plus Killian. Elle continue à voler quelques voyageurs, à soutirer des secrets aux personnes trop ivres, à se battre à la dague et aux poings. Elle aide ses parents à transformer le taudis, renforce les murs et cloue un toit.
Elle revient parfois en piteux état, hématomes et coupures sur son corps ; parfois triomphante, bourse pleine et cuir luxueux dans son sac. Mais Hanael abandonne ses aventures, comme elle aime les appeler, le soir où sa mère s'écroule de fatigue.
C'est une nuit vide, sans clients, sans passants ; et dans la frêle lueur des bougies, Hanael remarque à quel point sa génitrice paraît trop âgée, brisée, endommagée. Son dos est courbé par le poids de la peur, les cheveux rendus ternes et fins par l'anxiété, ses doigts tordus par le travail. Hanael jette un regard désemparé là où elle gît, sur le sol poussiéreux, se remémore son enfance, où sa mère la réchauffait, s'occupait et prenait soin d'elle avec ses mains douces et chaudes. Elle essaie de faire de même.
Pendant des heures, Hanael laisse ses doigts parcourir le visage, le corps, les membres de sa mère dans une vague tentative de soin, mais elle ne passera pas la nuit. Son mari maintenant veuf, annonce entre deux sanglots qu'être emporté par la fatigue reste une bien paisible mort pour un apostat. Pourtant, ni le père, ni la fille ne trouveront soulagement dans ces paroles.
Hanael envoie des étincelles flamboyantes autour d'elle dans son chagrin, et passe les jours suivants dans un monde d'angoisse, de paranoïa, de déni ; car sa mère ne se relèvera pas, ne se relèvera plus, et chaque éclat de métal lui rappelle des armures lourdes, chaque lame, le reflet d'une épée.
Elle se hait, est persuadée que tout le village est témoin de sa magie incontrôlable, mais pourtant, le temps passe, et aucun templier ne vient. Les mois s’enchaînent, mais ce ne sont qu'après quelques années qu'Hanael se détend. Lorsqu'elle jette un regard navré à son père, il soupire de soulagement.
Il ne veut pas perdre sa fille comme il a perdu sa femme.
FOUR
Killian revient un après-midi. Hanael a vingt-deux ans, lui trente quatre, et elle remarque à quel point le temps peut faire fondre une personnalité pour en forger une autre. Elle, qui avait gardé l'image d'un jeune homme enjoué, belliqueux mais sympathique, se retrouve face à un visage dur, barré de cicatrices. Hanael l'observe, figée sur le seuil de la porte, avant de le laisser passer. Elle ne le reconnaît pas. Sa voix est plus enrouée, plus dure, lorsqu'il la salue.
Hanael l'invite à s'asseoir sur l'une des chaises bancales de la taverne, lui tend une pinte de bière, et observe ses mains calleuses s'enrouler autour. Il ne boit pas, reste songeur, et elle attend qu'il parle, les yeux vissés sur le sol, car elle sait qu'il n'apprécie guère la pression des questions, des regards inquisiteurs, des visages curieux.
Puis Killian, comme poussé par l'inconfort d'un trop long silence, commence par faire remarquer qu'Hanael semble plus polie. Sa voix comporte un léger ton sarcastique que l'elfe ignore ; et lorsque le silence revient, plus pesant, il se met à conter ses aventures à Antiva, où il a rejoint les Corbeaux, une guilde qu'il considère maintenant comme une famille ; les assassinats qu'il a mené, à quel point il n'est toujours pas doué avec les dagues.
Hanael sait qu'elle n'est pas censé savoir cela, que ces assassin doivent rester dans l'ombre, mais elle s'en contrefiche, car elle revoit enfin Killian sous ces blessures et ces cicatrices lorsqu'il se met à rire, la tête jetée en arrière dans une position familièrement douloureuse ; elle retrouve cette lueur dans ses yeux, qui se plissent avec son sourire, et remarque que son nez fronce toujours sous l'hilarité.
Hanael est toujours amoureuse, elle réalise, mais ce n'est plus l'amour d'une adolescente, c'est un amour mûri, si longtemps caché, qu'elle n'y a presque plus pensé. Pourtant, il est toujours aussi fort, la fait rougir et rire ; mais elle ne dit rien. Tous les éléments de leur relation sont déjà disposés dans un fragile équilibre. Elle est déjà l'amie, l'élève, la confidente, une sorte de petite sœur, un membre de sa famille ; et ne peut aspirer à plus sans tout mettre en danger. Alors elle trouve une place, à côté de sa magie, où elle enfouit ses sentiments.
Lorsqu'ils rattrapent le temps perdu autour d'un ragoût et d'une multitude de liqueurs, Killian lui rappelle sa déclaration enflammée, et Hanael rit avec lui, se moque d'elle-même et de sa naïveté, tout en ignorant le goût soudain amer de son plat.
END
Hanael se surprend à aimer son rôle d'informatrice.
Killian avait été le seul à payer, au départ. Il arrivait bruyamment, sans prévenir, sous le regard courroucé des autres clients, puis posait des questions à voix basse, empreinte de curiosité. Qui était cet homme ? Quel vin avait-il pris ? Est-ce qu'un nain roux est passé ? Une elfe blonde alors ?
Lorsqu'Hanael n'avait pas les réponses, il haussait les épaules, réclamait une pinte et reniflait dédaigneusement avant de partir.
Lorsque sa demande était satisfaite, il souriait, passait une main dans ses cheveux, pinçait le bout pointu de ses oreilles sous les protestations d'Hanael ; et ces petites interactions ravivait toujours cette attraction que l'elfe n'arrivait pas à éteindre, la poussant à plus s'informer, à aiguiser son réseau pour lui plaire.
Elle ne sait pas exactement à quoi servent ces informations, où du moins, elle ne cherche pas à savoir. Dans les bourses pleines que Killian lui glisse discrètement, elle comprend que non seulement ses informations sont achetées, mais également son silence. Alors elle baisse les yeux, ignore la disparition d'un certain nain roux, de l’exécution d'une certaine elfe blonde, et continue ses recherches, que ce soit pour Killian ou ses autres clients, de plus en plus nombreux.
Hanael est douée, infiniment douée pour lire les autres et deviner leurs intentions ; sûrement un talent hérité de sa mère. Alors elle continue à vendre ses secrets, à ignorer leurs conséquences, à servir des hommes et des femmes déjà un peu trop ivres, et oublie peu à peu la magie qui brûle toujours quelque part en son sein. Elle se fond dans une vie monotone et un peu trop normale –ce que ses parents ont toujours voulu sans réussir.