Quand les autres me demandent d'où je viens, j'ai toujours de la difficulté à répondre. On dirait que mon esprit refuse de voir quoi que ce soit avant que je ne me retrouve en cette nuit de pluie, couverte de sang et de boue, en plein milieu d'une rue vide. Je sais que j'ai fait des mauvaises choses, que j'ai changé à partir de ce jour. Heureusement qu'Alexei m'a trouvée, sinon je serais morte d'ici-là. Je lui dois tout, à lui et aux autres orphelins de la Cour d'Inquisiteurs, aux autres bâtards et jeunes criminels. C'est notre point commun : on veut notre peau, ici à Minrathie. C'est aussi pourquoi on doit vivre sous la terre, la nuit.

On a décidé de devenir des combattants de la liberté pour se venger. Ceux qu'on trouve dans la rue qui sont dans le besoin pendant la nuit, on essaie de les sauver le plus possible. Or, c'est dangereux. On a déjà perdu trois de nos guerriers à cause de ça.

Mais je vais suivre Alexei jusqu'à la mort, je le jure. C'est pour ça qu'on a accepté la quête sur le tableau de la Chantrie, celle qui dit qu'il y a un dragon blessé qui rôde près de la ville. Je suis pas la seule à l'avoir suivi, notre leader sans-peur. Et si on doit tous mourir, ça ne fait rien. Ce sera notre moyen de le remercier.

Par contre, si par miracle on réussit à la tuer à coups d'armes volées... Les survivants parmi les vingt-six d'entre nous pourront prendre une gorgée de son sang. Et enfin devenir les égaux de ceux qui nous ont plongés dans la misère.

Quelques heures plus tard, je suis la seule survivante.


Tout Seheron est venue me voir. Du moins, c'est ce qu'on dirait. "La Dame de Pierre", c'est moi ça. Je regarde à gauche, à droite. Il y a Ludmilla qui m'encourage en tapant des mains vigoureusement et je dois me retenir de l'embrasser comme une démone tant elle est belle. Je me remémore rapidement mon numéro, déjà taraudée par le trac. Pour faire chier ceux qui ont interdit de se déshabiller en spectacle, moi, j'arrive nue et je m'habille en suite. Le tout avec un peu de psychomancie pour les étonner. Mais j'ai peur qu'on m'arrête quand même. Il faut que je me calme. C'est à ce moment-là que je réalise. Le chapiteau, les saltimbanques... Ce sont les meilleures années de ma vie.

Le rideau de la caravane est tiré. Le spectacle commence.


"Il faut juste que je me recentre sur moi-même, Milla. Je ne peux pas rester dans un cirque toute ma vie." Oh comment j'ai regretté ces paroles. Encore et encore et encore, je me les suis répétées jusqu'à ce que je pleure. J'ai été tellement stupide. Oui, j'ai parcouru monts et vaux, j'ai baisé plus qu'une prostituée et goûté à tout ce qu'il y a de mieux en cette bonne terre. Mais j'aurais vraiment dû rester loin des affaires douteuses.

Je ne pourrai plus jamais retourner à Seheron. C'est terminé.

Une solution est venue d'elle-même, alors que j'étais rendue tellement au Sud que je ne pouvais plus fuir plus loin. J'étais fatiguée de tout le temps courir, de tout le temps devoir me cacher. Mais la Chantrie, elle, elle pouvait m'accueillir.

Et puis, personne ne pouvait m'atteindre sous la protection du temple.

J'espère que je vais retrouver le bonheur, un jour, même si cela implique que ce soit dans le monde spirituel du Créateur dont je désire tant un peu de l'amour qu'il m'a toujours refusé.


Cette auberge est par-faite. Juste assez loin de Val Forêt pour que la Mère Blanche n'entende pas les mauvaises rumeurs à mon sujet et qu'elle ne soit à nouveau furieuse. La dernière fois, elle a menacé de m'expulser et ça m'a fait paniquer. "J'ai tué des gens," l'ai-je implorée. "Ce n'est pas la prison qui m'attend." Alors elle m'a donné une dernière chance ― si elle me jette dehors, les chiens vont se lancer à ma gorge. Je veux juste vivre un peu, moi. Je me sens morte, de plus en plus. Qu'est-ce que j'ai fait de ma vie ? Rien du tout. Je veux juste ressentir, une nouvelle fois, ce que j'ai ressenti avant de quitter les saltimbanques.

Mais le plus surprenant, c'est qu'alors que je me disais ça, l'auberge de la Fin du Monde n'a jamais si bien porté son nom. On venait de me repérer. De me reconnaître. Alors j'ai buté le gars en y mettant toute ma motivation avant de m'enfuir ― j'ai failli tuer l'innocent qui m'a retenue par le bras aussi parce que hey, quand on est condamnée à mort pour multiple meurtre, la moralité devient un peu grise. Bonne chose que je l'aie pas fait.

Le seul truc que ce mec bizarre a dit, c'est ça.

"J'utilise le Droit de Conscription. Elle est douée. Cette fille-là va rejoindre la Garde des Ombres."

C'est là que j'ai remarqué le griffon sur son torse.

"Vous avez encore rien vu de ce que je sais faire," lui ai-je susurré avec un clin d'oeil.

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