Le ver dans le fruit

Intrigue

Fichue porte !  Qui avait eu l’idée saugrenue d’ériger de telles barrières dans une tour où n’importe qui pouvait craquer et s’enfermer dans une salle, si possible avec quelques otages ? Clothilde eut beau s’acharner sur le lourd battant, celui-ci ne vibra même pas.
La Templière était sur le point de retenter sa chance lorsque la voix monocorde de Tristan s’éleva près d’elle. La jeune femme ne put réprimer un léger frisson. Elle détestait ce timbre glacé, dénué de toute émotion. Clothilde tourna néanmoins la tête et suivit le regard de l’Apaisé : la jeune Rosélie s’était plantée devant lui et, durant un instant, elle considéra Tristan avec perplexité. La lumière se fit dans l’esprit de l’elfe bien plus vite que dans celui de la Templière. Clothilde se poussa docilement, surprise par la soudaine prise en main du problème par Rosélie, mais elle comprit enfin en la voyant glisser ses instruments dans la serrure.

« Il faudra qu’on discute de l’endroit où vous avez eu ça », maugréa-t-elle à l’attention de l’elfe.

Sur le moment, elle s’en fichait bien, à dire vrai. Les petites occupations de Rosélie leur serviraient peut-être ce matin-là, autant en profiter. Un cliquetis appréciable retentit après quelques essais infructueux ; sans attendre, Clothilde poussa la jeune mage sur le côté et dégaina son épée. Peu importait ce qui se passait là-dedans : si c’était bien un Templier qui tuait des mages, elle se ferait un devoir de lui botter l’arrière-train, et si c’était un mage, cela faisait partie de ses attributions.
Elle tourna la poignée de sa main libre, poussa la porte du pied, juste assez pour l’ouvrir et non pour qu’elle tape contre le mur et lui revienne en plein visage. Elle franchit le seuil. Derrière elle, d’autres la suivirent sans hésiter, mais elle ne se retourna pas pour voir de qui il s’agissait.
Le grand hall était une vaste pièce en demi-cercle, garni de fauteuils et de tables basses. Des lampes à huile étaient posées sur celles-ci, mais toutes étaient éteintes, ce matin-là. De l’autre côté, face à la porte, sur le mur où s’ouvraient de hautes fenêtres décorées de vitraux colorés, se tenait une silhouette debout. À contrejour, Clothilde ne pouvait deviner de qui il s’agissait. Elle s’avança rapidement, ralentit lorsqu’elle aperçut un corps étendu sur le sol, au pied de l’autre. La jeune femme leva son épée devant elle.

« Qu’est-ce qui se passe, ici ? »

La silhouette se retourna. D’un pas sur le côté, Clothilde para le rayon du soleil qui s’obstinait à l’éblouir, et le visage d’Edna Harrimont lui apparut enfin. Les yeux fixés sur le corps à ses pieds, l’enchanteresse ne s’intéressa pas le moins du monde à la Templière. Clothilde fronça les sourcils. Le bras droit d’Edna était couvert de sang. Par terre, le corps restait immobile, et la jeune femme sentit, plus qu’elle ne le vit, que quelque chose ne tournait pas rond. L’air vibrait encore de magie...

« Vous êtes blessée ? Que s’est-il passé ?
– Ça n’a pas marché. »

La voix d’Edna était lointaine, presque rêveuse. Avait-elle réellement entendu Clothilde ?

« Pourquoi ça ne marche pas ? »

Le ver dans le fruit

Intrigue

Comme je m’y attendais, Rosélie comprend très vite ce que je veux dire : la jeune elfe écarte Clothilde de Gerfaut de son passage pour se concentrer sur la serrure. En un tournemain, le penne glisse dans son logement et un claquement sec retentit. La Templière reprend le contrôle de la situation et pénètre à l’intérieur, aussitôt suivie de ceux qui ne redoutent pas ce qui se trouve dans la pièce. Je ne comptais pas entrer moi aussi – pas tout de suite, tout au moins – mais je me retrouve emporté dans le flot, et contraint d’avancer moi aussi.
Edna Harrimont ne bouge pas à l’appel de Clothilde de Gerfaut. Figée près du corps étendu sur le sol, elle se questionne sur quelque chose qui n’a pas fonctionné. Je ne peux sentir la magie qui imprègne l’air ambiant, puisque mon lien avec l’Immatériel a été rompu, mais je devine qu’elle a dû lancer un sort. Dans quel but ?
Plus pragmatique que la Templière, je m’agenouille près du corps immobile, et dont les oreilles pointues me laissent croire qu’il s’agit de Phren, le mage elfe que Louis cherchait tout à l’heure. Il est étendu face contre terre. Mes doigts cherchent le pouls sous sa gorge, mais ne trouvent rien. J’entreprends de le retourner ; ma main, sur son ventre, se couvre d’un liquide tiède et poisseux. Une exclamation étouffée parcourt Mages et Templiers lorsque je bascule le corps de Phren – car c’est bien lui – sur le dos. La plaie qu’il porte à l’abdomen ressemble fortement à celle qui a tué Isidor Trevenell ; son visage est figé dans la même expression de terreur que son ami. Ce qui n’a pas fonctionné, et dont se plaint Edna, était sans doute un sort de soin... mais on ne peut soigner un mort.
Cependant, un détail m’apparaît troublant. La porte du grand hall était verrouillée. Il n’y avait que deux personnes dans la pièce, l’une a été assassinée... Cela ne signifie qu’une seule chose, pour celle qui reste, sauf qu’Edna ne porte aucune arme sur elle – et il n’y en a pas aux alentours, comme je le constate d’un coup d’œil rapide à la ronde. À moins que quelqu’un d’autre ait été présent dans le hall, mais avec tous ceux qui sont rentrés, impossible de dire maintenant qui manquait à l’appel un peu plus tôt. Seule Edna pourrait nous dire ce qui s’est passé, mais dans son état, difficile d’en tirer quoi que ce soit. Et l’on ne peux exclure qu’elle soit bel et bien la criminelle.

Je me relève, les mains tâchées de sang. Phren et Isidor sont morts ; du trio, il ne reste désormais plus qu’Edna. Quel lien les unissait, hormis l’amitié qu’ils semblaient se porter ? Qui a rompu ce lien ? Et, surtout, pourquoi ?
Une chose est sûre : deux Mages sont morts, assassinés à l’aide d’une lame, et un message menaçant a été écrit au-dessus d’un des corps. Quelqu’un a décidé de tuer des Mages. Il compte déjà deux cibles à son tableau de chasse.