« Hahren na melana sahlin. Emma ir abelas… »

L’éloge sonnait tristement juste, cette fois plus que toutes les autres. Le cœur lourd et les yeux emplis de chagrin, Harand posa une dernière fois la main sur les cheveux de la vieille femme. Dans la mort, elle semblait enfin paisible, elle qui avait toujours eu le regard empreint de terreur depuis cette nuit-là. Il l’étendit lui-même dans son caveau, son corps maigre couché sur le côté, les bras repliés sur la poitrine. C’était ce qu’elle désirait : mourir parmi les siens, rejoindre la terre, accueillir Falon’din le sourire aux lèvres.
Derrière Harand, les autres membres du clan pleuraient, serrés les uns contre les autres. Ils enterraient  l’un d’entre eux pour la première fois. Voleurs, esclaves en fuite, Elvhens solitaires, ils s’étaient joints au clan peu de temps auparavant, et la perte de la première d’entre eux les affligeaient tous.

« Dareth shiral, hahren », murmura-t-il lorsque les derniers mots de l’éloge eurent quitté ses lèvres.

Il était à présent l’ultime représentant des anciens Varalasan. La doyenne ne le guiderait plus de sa sagesse.  Cette pensée lui donnait le vertige, comme elle l’emplissait de tourment. Malgré son rang d’archiviste, il avait toujours trouvé la présence de Serani réconfortante. Apaisante, surtout. À dire vrai, il ne se souvenait pas avoir passé un seul jour sans elle depuis son enfance, hormis durant sa longue errance.

Serani appartenait, tout comme lui, au clan Varalasan originel, qui arpentait autrefois les Marches Libres. Au plus profond de ses souvenirs, la vieille femme était là – toujours vieille, comme si le temps n’avait aucune emprise sur elle. Le clan voyageait de place en place, évitant les villes shems, fuyant les Templiers, commerçant parfois avec d’autres aravels. De temps à autre, un membre de la communauté quittait celle-ci pour en rejoindre une autre, où il se liait à un autre Elvhen. Le père d’Harand était un chasseur, sa mère une tisserande. L’archiviste, Nesiara, menait seule le clan. La magie semblait déserter les siens depuis plusieurs années : aucun apprenti n’avait encore fait montre de ses aptitudes. Jusqu’à Harand, à l’âge de sept ans, lorsqu’il perçut le subtil frémissement des forces du monde autour de lui.
Commença alors la longue formation, l’initiation aux traditions, aux rites, aux savoirs, plus seulement dans leur forme, mais dans le fond, dans leur véritable signification. Commencèrent la recherche du passé et l’apprentissage de l’art de la guérison. Il fallait reconnaître les plantes, savoir lesquelles faisaient tomber la fièvre, lesquelles apaisaient les brûlures, lesquelles purifiaient les plaies. Il fallait étudier les glyphes anciens et rechercher les vestiges du passé. Nesiara se montrait intransigeante et rigoureuse. Harand, lui, apprenait avec application. L’enfant s’était toujours montré sage et attentif, des atouts, selon l’archiviste, qui gardait néanmoins souvent pour elle les compliments qu’aurait appréciés son apprenti. Il se contentait de la patience, des secrets, des mystères peu à peu dévoilés. Le monde qu’il connaissait s’élargissait à mesure que les étoiles révélaient leur nom et que la magie se laissait modeler à sa guise.

Il était entré dans l’âge adulte dès la première tentative. Nesiara avait gravé les tatouages sur son visage, et il avait plongé son regard émeraude dans le sien durant toute l’opération. À la fin, elle l’avait serré sur son cœur pour le féliciter – une première en huit ans. Ses parents, émus, l’avaient tous deux embrassés.
Il avait dix-neuf ans quand le clan fit halte à la lisière d’Orlaïs, sur les berges d’une rivière aux eaux claires. Harand s’échappait à la tombée de la nuit pour explorer les environs, étudier la faune et la flore locale et chercher des vestiges oubliés, jusqu’au jour où il se retrouva nez à nez avec la pointe d’une flèche. L’archère se nommait Mihren, et appartenait à un clan lui aussi de passage. Elle abaissa son arme en constatant qu’il était de son peuple. Comme elle n’avait que deux ans de plus que lui, et qu’elle était d’un naturel enjoué et ouvert qui compensait la réserve du jeune homme, ils sympathisèrent vite. Harand tomba rapidement sous le charme mutin de l’elvhen, dont les longs cheveux blonds brillaient comme le soleil, dont le regard azur rappelait le ciel d’été. Quand leurs clans, après quelques semaines, décidèrent de quitter les abords de la rivière, le jeune apprenti demanda à l’archère de rester à ses côtés. Elle accepta.
Ils s’unirent avant leur départ, et trois années s’écoulèrent, durant lesquelles Harand connut le véritable sens du bonheur. Mais tout changea au Nevarra.

Les Varalasan s’étaient installés depuis moins d’une semaine d’un bois isolé, au pied d’une colline verdoyante. Comme à son habitude, Harand explorait les environs, à la recherche de trésors dissimulés qu’il savait désormais détecter d’un seul regard. Il s’enfonça dans les bois sans remarquer qu’il s’éloignait toujours plus des aravels. Le soleil était couché depuis longtemps lorsque le jeune homme décida enfin de faire demi-tour. Il avait mis la main sur une vieille pierre à moitié couverte de mousse, sous laquelle se devinaient les contours réguliers de runes gravées. Il aurait besoin de lumière et de temps pour les étudier.
L’odeur mit ses sens en alerte bien avant son ouïe ou sa vue. Un parfum de cendres, de fumée, de sang. Tandis qu’il approchait du campement, l’odeur se fit plus prégnante, plus forte, suffocante, presque, et il accéléra le pas. Il courait en arrivant sur place. L’horreur le cloua à l’orée de la clairière. Les flammes qui dévoraient les aravels crépitaient en s’élevant dans le ciel d’encre. Les hahls terrifiés avaient pris la fuite dans les bois ; d’autres n’avaient pas eu la chance d’échapper à leurs tortionnaires, et gisaient non loin des chariots dans une mare de sang. Les assassins avaient tranché les têtes pour s’approprier leurs bois précieux. Les corps des Dalatiens jonchaient le sol, étendus dans leurs grotesques positions. Leurs visages exprimaient une terreur qui pétrifia le jeune homme.

« Da’assan ! » appela-t-il.

Il parcourut le camp. L’horreur céda la place à l’angoisse, puis à la dévastation lorsqu’il reconnut Mihren. Elle gisait près de leur tente, la gorge tranchée, son arc encore en main. Harand crut que le monde s’ouvrait sous ses pieds.
Deux des siens seulement avaient survécu au massacre : la vieille Serani, blessée et laissée pour morte, et un garçon, Nelriel. L’apprenti leur prodigua tous les soins dont il avait connaissance. Hélas, l’enfant ne survécut pas à ses blessures. Serani lui conta ce qui était arrivé. Des Shems les avaient trouvés là. Ils étaient une vingtaine, armés d’acier et couverts d’écailles. Ils avaient attaqué sans parlementer, abattant les hahls d’abord, puis le clan tout entier. Serani les avait vus trancher les têtes de leurs bêtes sacrées. Tout cela pour des bois.
Harand enterra chacun des corps, les pleura tous, et versa des larmes amères sur les mains de Mihren. Elle attendait un enfant pour l’hiver suivant.

« Qu’allons-nous faire, hahren ? s’enquit-il lorsque la clairière fut devenue la dernière demeure des siens.
— Tu es notre Archiviste, da’len, répondit-elle doucement. C’est à toi de décider. »

Mais la douleur était forte, l’envie de vengeance plus encore. Lorsque Serani fut remise de ses blessures, il la confia à un clan rencontré au hasard, qui accepta de la garder avec eux. Le jeune homme, lui, se lança sur les traces des assassins de sa communauté. Il ne disposait que de peu d’informations, mais il se mêla aux Shems, aux Elvhens des bascloîtres voisins, recueillit les renseignements. On le dirigea vers des marchés parallèles, où l’on vendait, à loisir, des matières rares et précieuses comme les bois de hahl, mais aussi des vies. Il finit par obtenir les informations qu’il recherchait et trouva ceux qui avait décimé son clan.
Contrairement à ce qu’il espérait, la vengeance n’amena aucune paix dans son cœur. Les assassins n’étaient qu’une bande de voleurs sans envergure, qui n’en voulaient qu’aux hahls – mais qui avaient pris un malin plaisir à éliminer quelques âmes Elvhens, sans défense pour la plupart.

Toujours meurtri, Harand erra durant des semaines, des mois, des années. Il allait seul sans but, évitant les autres aravels et les Shems. Longtemps, il oublia les traditions, les rites, dédaigna la recherche du savoir de son peuple. Puis ses pas le ramenèrent vers un bois du Nevarra, où une clairière avait servi de tombeau à un clan tout entier. C’était le printemps. Des dizaines de plants de grâce sylvestre avaient envahi le petit espace, leurs clochettes d’un bleu pâle oscillant dans une brise à peine perceptible. Harand s’assit là, au pied d’un arbre, et y resta immobile durant si longtemps qu’on l’aurait pu croire mort.
Lorsqu’il se releva, ce fut avec le désir de rejoindre Serani, la dernière de son clan. Il parvint à retrouver sa trace, quelque part à Orlaïs. Elle l’étreignit en tremblant, comme si elle n’avait jamais cessé d’attendre son retour.

« Que s’est-il passé ? demanda-t-elle avec émotion. Les as-tu tués ?
— Non, mentit-il pour la préserver. Je n’ai pas eu le courage. »

Elle ne répondit pas, mais son regard accrocha le sien durant de longues secondes.
Poussé par la vieille femme, qui ne souhaitait pas voir le clan des Varalasan s’éteindre, Harand prit la charge d’archiviste. Ils partirent à deux sur les routes, mais ouvrirent bientôt les bras à des elvhens solitaires : une esclave tévintide en fuite, un frère et une sœur du bascloître de Val Royeaux, un archer en froid avec son propre clan. Aujourd’hui, ils constituaient les nouveaux Varalasan. Harand ne posait aucune question. Ceux qui le rejoignaient étaient membres du clan. Peu lui importait leur passé. Qui aurait-il été pour les juger ?
À la fin de sa vie, Serani avait émis le souhait de revenir au Nevarra, pour être enterrée près des siens. Il semblait presque qu’elle avait attendu d’y parvenir pour mourir. Sur sa couche, alors que Falon’din lui tendait la main, elle avait serré celle du jeune archiviste.

« Ne sois pas triste, da’len. Ce n’est que le commencement, pour toi. Les Varalasan ne sont pas morts : tu les as fait renaître.
— Je ne suis pas triste, hahren.
— Tu ne sais pas mentir. Tu n’as jamais su mentir. »

Il avait vu, dans ses yeux pâles, qu’elle savait ce qu’il avait fait, qu’elle avait toujours su. Elle n’en avait rien dit, ne lui en avait jamais tenu rigueur. Le sang qu’il avait sur les mains lui importait peu. Alors Harand avait pleuré, assis à ses côtés, le front posé sur sa litière de paille et de fourrures, et elle avait caressé ses cheveux jusqu’à ce qu’il s’endorme. A son réveil, la vieille femme ne respirait plus.
Mais elle avait raison. Le clan vivait. Il en était l’archiviste, le gardien de ses traditions. Un jour, peut-être, il aurait la charge d’instruire un Premier. En attendant, il lui revenait de mener les autres et de les protéger des Shemlens.

« Dareth shiral, hahren. »

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