Route de Verchiel – 4:89 des Exaltés

Planté au milieu de la route, l'enfant attendait. Il ne bougeait pas, sinon pour souffler sur les cheveux châtains que le vent s'obstinait à rabattre devant ses yeux. Il ne devait pas avoir plus de sept ans. Malgré son jeune âge, le garçon était on ne peut plus concentré sur sa tâche ; on l'avait envoyé guetter l'arrivée de templiers, qu'il devrait ensuite conduire au vieux moulin de Verchiel. Un apostat s'y était réfugié et les chevaliers, bras armés de la Chantrie, étaient les plus à même de l'en déloger.
Le ciel s'assombrit et très vite le froid s'installa. Cléon commença à frissonner mais ne broncha pas, il n'avait pas attendu tout ce temps pour abandonner au premier courant d'air. Pendant un moment, il s’inquiéta : tout le monde savait que le vieux Ben perdait la tête. Avec ses trous de mémoires occasionnels, qui sait ... avait-il seulement prévenu les chevaliers lors de son escale à Montsimmard ? Étaient-ils en route ?
Ses doutes s'évanouirent quand deux silhouettes apparurent à l'horizon. Rassuré, il courut à leur rencontre.
« Ser templiers ! Par ici ! Héla Cléon en dévalant la route. Son enthousiasme le fit trébucher à plusieurs reprises. Avec leurs armures lourdes et l'acier clinquant de leurs épées, les templiers l'impressionnaient. Et il allait en saluer un pour la toute première fois ! Un vrai, en chaire et en os ! Quand l'enfant stoppa sa course, il était suffisamment proche pour contempler son reflet dans la cuirasse. L'un des vétérans tenait un bouclier immense dans lequel Cléon aurait presque pu dormir. Remarquant la soudaine passion du lad pour le symbole gravé sur son écu, le porteur de bouclier prit la parole.
- Ser Beaumont. On nous a signalé la présence d'un apostat.
Cléon approuva d'un hochement de tête. Les templiers échangèrent un regard inquiet. De toute évidence, aucun d'eux ne s'attendait à cet accueil.
- Le mage est toujours là ?
- Oui m'sieur. Il est dans le vieux moulin m'sieur.
- Des blessés ?
- Non m'sieur, j'crois pas.
- Bien. Rentre chez toi.
- Mais p'pa a dit, j'dois vous emm'ner au vieux moulin ! Et comment vous allez y aller si vous savez pas où c'est ? »
L'homme le plus âgé, celui qui ne s'était pas présenté, marmonna un juron. Il prit son confrère à part et, après s'être concertés pendant cinq bonnes minutes, le templier fit signe à Cléon de leur montrer le chemin. Ce dernier, trop intimidé pour poser les milliers de questions qui le taraudaient, resta globalement calme. Le trajet jusqu'au moulin se fit dans le silence mais, à mesure qu'ils se rapprochaient, les clameurs d'une foule se firent entendre. Les adultes du village s'étaient rassemblés autour du moulin. Avec leurs fourches et leurs épées rouillées, les villageois inconscients s'imaginaient contenir la menace. Une partie d'entre eux agitaient des torches et cherchaient à convaincre l'autre partie de brûler l'édifice. Si la situation n'avait pas encore totalement dégénéré, le point de rupture était proche.
Les templiers dispersèrent la foule en colère, enjoignant les villageois de rentrer chez eux. Profitant de la confusion, Cléon se rapprocha du moulin dont la porte s'était entrouverte. Une petite fille aux oreilles pointues, à peine plus vieille que lui, l'observait à travers la fente. La peur se lisait dans ses grands yeux verts. Ses mains agrippaient le battant comme si sa vie en dépendait.
« C'toi l'apostat ? Chuchota l'enfant.
- Tu devrais pas approcher. Je fais peur aux gens.
- Moi, j'ai peur de rien. T'as fais quoi ? »
L'elfe poussa la porte du moulin. A l'intérieur, l'hiver s'était invité, recouvrant les murs d'une fine couche de glace. Une rangée de stalactites tombaient du plafond. Cléon examina les alentours avec stupéfaction, la bouche bée, ébloui par les miroitements du givre ; puis il vit la petite fille grelotter dans l'entrée. Il déboutonna son manteau et le lui tendit.
« Moi, c'est Cléon. Tiens, tu dois avoir froi-
- Andrasté ! »
Deux mains l'agrippèrent et le tirèrent vers l'arrière. Le garçon se débattit tant bien que mal, mais on le tenait fermement. Alors, ne voyant aucun moyen de se soustraire à cette poigne de fer, il cessa toute tentative de lutte. Il regarda le moulin s'éloigner au rythme des pas du templier qui le portait. Il vit Ser Beaumont ramasser le vêtement tombé à terre et le glisser sur les épaules de l'elfe. Leurs yeux se croisèrent et elle cria :
- Ava ! Je m'appelle Ava ! »


Chantrie de Verchiel – 4:95 des Ténèbres

Cléon devinait, au pincement de lèvres contrit de la révérende Mère, qu'une mauvaise réponse l'entraînerait dans un cycle infernal de tâches ingrates. Elle chercherait à sanctionner son ignorance coûte que coûte. Et puisqu'il était incapable d'aligner trois mots du Cantique sans se tromper …
Il jeta un regard furtif vers son aîné, Ronan. Ronan était pratiquement né dans une chantrie. Il connaissait le Cantique de la Lumière sur le bout des ongles. Tous deux aspiraient à rejoindre l'ordre des templiers mais le jeune homme, plus âgé et surtout beaucoup plus sage, le surclassait dans tous les domaines.
Sensible à son désespoir, Ronan se lança dans une imitation très approximative qui ne fit qu'augmenter la confusion de son ami.
« Cerf … cerf ? Cléon hésita. Non, il ne voyait pas ce qu'un cerf venait faire au milieu du Cantique. A moins que … Servir !
- Bien, Cléon. C'était laborieux. La suite s'il te plaît ?
- La magie doit servir l'homme. Et non la … servir ? La servir qui ?
- Comment ?Andrasté, non. Mon garçon, tu n'as rien compris. Asservir. La magie ne doit pas asservir l'homme. Elle ne doit pas le diriger.
- Révérende Mère, j'suis désolé mais je comprends plus rien.
- Je vois ça. »
Ronan quitta la Chantrie le mois suivant pour la Flèche Blanche. Quant à Cléon, trois ans s'écoulèrent avant qu'on ne lui accorde ce privilège. Il finit, éventuellement, par comprendre le Cantique. En grandissant, sa foi s'affirma. Autrefois auréolés de mystère, les idéaux de la Chantrie lui parurent d'autant plus clair. Il voulait toujours rallier l'ordre des templiers mais ce qui n'était qu'un caprice se transforma peu à peu en conviction ; en authentique désir de servir le Créateur.

Cercle de Montsimmard – 5:01 à 5:10 des Exaltés

Avant d'intégrer le cercle de Montsimmard, le templier n'avait rencontré qu'un nombre limité de mages. Il n'ignorait pourtant rien des épreuves auxquelles le Créateur soumettait ses enfants. D'aucuns se voyaient arrachés très jeunes à leur famille, privés de liberté avant même d'en découvrir le sens … d'autres étaient contraints au rite de l'apaisement. Cléon éprouvait de la compassion pour chacun d'entre eux mais, même dans les périodes de doute, il s'en tenait aux grands principes de la Chantrie et suivait ses recommandations. Jamais il ne déviait des règles instaurée par son ordre. Il n'adressait la parole aux mages qu'en cas de nécessité. Le reste du temps, il gardait ses distances.
Ava était une exception. Elle était … spéciale. Cléon savait que leurs chemins se croiseraient de nouveau. Après tout, n'était-il pas présent lorsque les templiers l'avaient emmenée, douze ans plus tôt ? Leur dernière rencontre fut brève et, depuis, beaucoup d'eau avait coulé sous les ponts. Il ne s'attendait pas à ce que l'elfe le reconnaisse. Il se trompait. Peut-être sous-estimait-il le traumatisme d'une enfant pourchassée par un village entier … peut-être les événements les avaient-ils tous deux marqués, plus encore qu'il n'osait l'imaginer.
Cléon et Ava apprirent à se connaître et devinrent intimes. La fraternisation entre mages et templiers n'étant pas tolérée par l'ordre, leur relation demeura secrète. Dans le temps, elle n'aurait jamais duré. Ce genre de cachotteries ne faisait pas long feu avant d'exploser au grand jour. La Chantrie crierait au scandale. De terribles répercussions les attendaient au tournant.
Il n'y eut pas de tournant, pas d'esclandre ou d'indignation. Le voyage s'arrêta net. Quand arriva l'heure pour Ava d'endurer sa confrontation, elle échoua, tout simplement. Certains apprentis ne savaient pas résister aux dangers de l'Immatériel. Il n'y avait rien que Cléon puisse faire pour elle.
Cléon connaissait Ava. Il connaissait ses qualités. Il connaissait ses défauts. Si un démon pouvait séduire une femme aussi parfaite … une mage aussi brillante et sincère … par le Créateur, qu'en était-il de tous ces apostats, de toutes ces abominations potentielles qui parcouraient inconsciemment Thédas ?
Réalisaient-ils seulement la menace qu'ils représentaient ? Deux semaines après les faits, Cléon sollicita l'ordre et demanda à quitter le cercle pour s'opposer aux apostats en dehors de Montsimmard.