Au-delà des apparences

Louis & Tristan

    Ils me regardent du coin de l’œil, cessent leurs bavardages à mon approche. Certains me tournent le dos – la plupart m’ignorent ostensiblement. D’autres rasent les murs en chuchotant. D’aucuns me croient sans doute contagieux, comme si je portais la peste ou la tuberculose, et pensent qu’ils pourront l’attraper s’ils s’approchent trop de moi. J’en vois même qui détalent au coin du couloir. Ceux-là sont jeunes et ignorants.
    Ils imaginent peut-être que, parce que je suis dénué de sentiments, je ne remarque pas leur comportement. La vérité, c’est que je m’en moque. Leurs murmures et leurs quolibets m’indiffèrent ; je les entends, mais ils glissent sur moi comme de l’eau sur du marbre. À une autre époque, sans doute aurais-je manifesté du mécontentement, de la colère, de la tristesse. Je me souviens fort bien de celui que j’étais alors : un enfant turbulent, incapable de contenir ses émotions. Dangereux, pour un mage. À présent, je ne ressens rien de tout cela. Ils me redoutent car ils ne comprennent pas ce que je suis, et surtout parce que je leur rappelle ce destin qui pourrait devenir leur, s’ils ne se maîtrisent pas. L’inconnu a toujours effrayé les hommes. C’est une peur atavique, un réflexe de survie – efficace, puisqu’il nous a permis de dominer le monde. Mais en réalité, qu’ont-ils à craindre de moi ?
    J’avance dans les couloirs d’un pas mesuré. Je ne me presse jamais : mes journées suivent le même rythme paisible que celui qui règne dans mon esprit. Mes pensées ne vagabondent pas au-delà des murs de Montsimmard. Seul importe, pour l’instant, le mouvement de mes pieds. Je me dirige vers le laboratoire, où un enchanteur a requis une aide pour ses études. Ma condition fait de moi un excellent assistant. Dépourvu de tout lien avec l’Immatériel, je ne me laisse jamais distraire de ma tâche et je ne peux succomber à la tentation. Si les choses tournent mal, la logique guidera ma réaction. Je ne cèderai pas à la panique. Et si, simplement, le mage est à court d’idées, ma sérénité l’incitera à chercher encore, non à perdre la raison.

    La porte du laboratoire est ouverte. Plusieurs enchanteurs se trouvent déjà là, affairés à leurs recherches. Dans un coin, trois templiers discutent. Leur apparente nonchalance n’est que façade. Ils gardent toujours un œil sur les chercheurs et se tiennent prêts à intervenir à la moindre alerte. Je me fraye un chemin entre les tables et rejoins mon partenaire du jour – habituel, devrais-je dire, car il est sans doute le seul à requérir aussi souvent ma présence. Louis de Ghislain ne se laisse pas impressionner par le symbole sur mon front.

    « Bonjour, Louis », le salué-je de mon timbre monocorde.

    Le bureau déborde déjà de parchemins, de plumes et d’encriers. L’enchanteur a commencé son travail avec l’engouement qui le caractérise. Nous nous connaissons bien, depuis le temps que nous travaillons ensemble. Nous n’étions pas proches, autrefois – puis-je dire aujourd’hui que nous le sommes ? Je l’ignore. Les sentiments me sont étrangers, mais Louis peut-être ce qui se rapproche le plus d’un « ami ». Lui, en tout cas, ne se détourne jamais de moi, ni ne manifeste de la crainte ou du dégoût. Il me traite comme un être humain, sans s’attarder sur ma condition. Il me demande mon avis là où d’autres me considèrent comme un corps décérébré. Si l’enthousiasme m’a déserté, je ne rechigne jamais à une discussion éclairée avec un homme intelligent.

    « Sur quoi travaillerons-nous aujourd’hui ? Je pense qu’il vaut mieux oublier le philtre d’amour et la potion de soin instantané. Les derniers essais n’ont pas été concluants. De plus, l’utilité du philtre me semble limitée. »

    Les recherches de Louis portent généralement sur la magie de soin, dont il a fait sa spécialité malgré ses excellentes dispositions dans le domaine spirituel. Parfois, il s’adonne à d’autres expérimentations. Leurs résultats sont souvent aléatoires. Quoi qu’il en soit, je tâche de lui apporter toute l’aide dont je suis capable. La mise au point de certaines de ses potions engendrerait néanmoins une avancée considérable dans l’art de la guérison, et je comprends la nécessité de venir à bout des difficultés que nous rencontrons dans leur élaboration. Quant au philtre d’amour, je préfère ignorer comment il compte s’en servir. Je n’éprouve aucun intérêt pour ce travail-là.
    Je me tiens à la disposition de l’enchanteur, debout à ses côtés. Pour les mages autour de nous, nous formons probablement une paire étrange : Louis si enjoué, si vivant, moi si terne, éteint. Parfois, d’autres viennent lui parler sans même m’adresser un regard. Je ne m’en offusque pas. Je ne m’offusque plus de rien. Seul compte le travail et la réalisation de notre objectif.

Nous avions pris rendez vous à la troisieme heure du matin,  mais je n'avais rien de mieux à faire après le petit déjeuner que de commencer, si bien que je suis déjà sur place depuis un bon moment.  J'essaye de retrouver, au milieu de tout ce fatras de papiers, de notes, de tentatives et d'essais avortés, ce qui pourrait être utile pour aujourd'hui.

Malgré notre organisation et nos tentatives d'ordonner le travail dans un ensemble cohérent,  il y en a une telle masse! J'envisage sérieusement de sacrifier une journee complète de recherches pour organiser un tri avec un codex de référencement. J'apprécie de retrouver facilement mes données!  




Récemment, nous avons attaqué un dossier parfaitement fascinant; j'essaie de distiller de l'essence d'amour dans un philtre,  de façon à essayer de soulager le quotidien des Apaisés en leur rendant des sentiments. Bien sûr, je n'en parle pas trop à mon "associé", qui se contrefiche du pourquoi, de toute façon,  focalisé comme il l'est sur le "comment".

Les autres mages me regardent souvent étrangement: les uns ne comprennent pas mon enthousiasme, ou trouvent mes recherches futiles. D'autres encore me traitent de traître dans mon dos, croyant que je ne les entend pas. J'ai pourtant à mon actif plus de succès que la majeure partie d'entre eux, et notamment grâce à lui.

Le voilà qui entre, justement,  plus précis que la pendule du Grand Hall. Son regard est froid, inexpressif,  mais affûté. Il me salue, poliment, sans chaleur,  mais je sais qu'il y a de l'amitié entre nous, imperceptible mais réelle.

Tristan, comme ses compagnons Apaisés,  est ostracisé par mes pairs,  qui se croient sûrement meilleurs, sûrement plus sages, plus intelligents.  Les rares qui n'éprouvent pas de mépris sont effrayés par eux, par l'échec qu'ils représentent pour la Tour, le Cercle,  et la maîtrise de la Magie que tout mage pretend posséder.

Moi, j'ai connu le jeune homme révolté, hostile, coléreux, aux pouvoirs très impressionnants,  furieux, foudroyants.  J'ai connu l'esprit aiguisé, tout entier tendu vers son évasion, de celui qu'était Tristan avant. J'aurais dû être Confronté en meme temps que lui, mais le Templier Capitaine Ogden en a décidé autrement. J'ai entendu les discussions, les hésitations,  les regrets à "briser" un tel esprit brillant.

Je sais que finalement, Tristan est peut-être encore plus brillant,  dépourvu de sa rage.  Il m'est en tout cas plus sympathique comme ça. Et je sais qu'il est plus sage que bien des mages, et certainement meilleur.

Chaque Apaisé est un précieux atout pour nous, pas un échec. Mieux vaut vivre sans sentiments que sans ame, dévoré de l'intérieur par un démon, en causant souffance, mort et destruction. Mieux vaut archiver, classer, enchanter,  consigner, étudier,  le tout avec brio.

Trêve de babillage,  il est temps de s'y remettre! "Très bien, Tristan,  laissons le philtre de côté pour aujourd'hui si tu le veux.  Je te propose de reprendre le travail sur la rune de santé,  tu sais, celle destinee à limiter les risques de l'enfantement.  Qui sait, ça débloquera peut-être du même coup nos études sur la potion... Je pense que nous sommes à l'aube d'une journée absolument fascinante, mon ami! Absolument fascinante..."

Commençons par raffiner notre lyrium, par l'infuser... Cest un exercice dangereux, mais terriblement intéressant,  qui nécessite subtilité et maitrise, et où la moindre imperfection vire à la catastrophe.
Une nouvelle journée à faire sauter le labo, avec un peu de chance!  Ça fait toujours de l'animation,  et ça ruine les expériences des autres, ce qui m'oblige à payer une petite fête pour me faire pardonner...  

Qui sait, peut-être que ce soir, enfin, la jolie brune sera là...

J'ai vraiment du mal à comprendre les réserves presque dégoûtées qu'éprouvent mes pairs envers les Apaisés. A ce sujet, je distingue nettement l'Apaisement lui-même, et les Apaisés. Si le premier, entouré de secret et de mystère, pose de nombreuses questions éthiques, les Apaisés, eux, en sont la résultante.
De la même façon que les enfants nés d'une union informelle restent de riants enfants promis à une vie aussi belle que ceux nés d'une union légitime, les Apaisés restent des êtres humains à part entière; il leur manque le rêve, mais ils ont gagné la lucidité la plus complète.

Pour en revenir à mon idée de base, j'ai du mal à comprendre que les mages ne prennent pas plus conscience de la chance énorme que nous avons d'avoir les Apaisés. Les Apaisés malgré eux, comme Tristan, ne diffèrent pas des Apaisés volontaires, comme Bruno: tous constituent la digue la plus solide qui soit contre les emportements et les exaltations que procurent la magie qui coule dans nos veines (ce que les sages appellent "la mana" ), le plaisir de la découverte, et la soif d'apprendre (ou de pouvoir) qui nous anime, tous.

Ensemble, nous sommes les deux faces d'une pièce, dont l'équilibre est tel qu'une fois mise en rotation, elle ne s'arrête pour ainsi dire jamais. Seuls, nous sommes comme un caducée, dont la face pèse dix fois le revers, et qui s'écroule vite.

En vérité, si les mages apprenaient à s'adjoindre quotidiennement les services d'un Apaisé, je pense que les Templiers couleraient une retraite heureuse. Les Apaisés canalisent nos débordements, raisonnent nos pulsions, assoient nos envolées. Nous donnons des buts, des objectifs, à leur existence, et nous leur fournissons la matière première de leurs recherches.

Et si un mage venait à disjoncter, un Apaisé saurait agir avec calme, circonspection et mesure, pour répondre de façon proportionnée à la menace. Sans hésiter à mettre fin à l'existence du possédé, qu'il soit ami, frère ou amant. Les Templiers deviendraient les parangons de vertu de la Chantrie, ainsi que le prévoyaient leurs premiers statuts.

Malheureusement, ces beaux rêves de fraternité se fracassent chaque jour à la réalité.

Mes confrères sont arrogants et imbus de leurs pouvoirs, amers de leur confinement à la Tour, et hostiles à toute forme de contrôle. Les Templiers brandissent l'Apaisement comme une punition, une arme de destruction individuelle aussi violente que l'Oblitération l'est à l'échelle collective. Et les Apaisés, dénués de toute ambition, hermétiques à leur position aux yeux des mages, ne font aucun effort pour illustrer leur valeur. Chacun, soucieux de préserver ses acquis, refuse de considérer les autres.
C'est ma malédiction, de vouloir toujours tout faire changer pour le mieux, même si c'est parfois l'ennemi du bien.

Je sais que Tristan m'a déjà souvent répété qu'il ne ressentait pas de sentiments, de sympathie ou d'antipathie pour une personne. J'avoue en être un peu meurtri, parfois, mais je veux croire que nous sommes amis. En tous les cas, que nous sommes précieux l'un à l'autre.
Il le prouve encore à l'instant, en recadrant l'objet de nos travaux, comme souvent. Ma créativité et mon inventivité se perdraient sûrement en circonvolutions sans sa rectitude et sa précision.

Nous continuons à deviser sur la peur et la tempérance, tout en travaillant.
"Si tu n'as pas ce sentiment d'urgence, lorsque ta vie est menacée, j'ai l'impression que c'est encore plus dangereux que de ne pas être paralysé par la peur... "

Tristan me tend un compendium de tracés de runes; celle qu'il a choisie me paraît efficace, pour sûr, mais excessivement complexe. Comme à son habitude, il prend soin de border chacune de ses actions à l'extrême, et n'envisage pas de marge d'erreur. Il préférera travailler lentement, produire peu, mais faire avec un soin confinant à la minutie, voir à la manie, un produit parfait.

Moi, je vois des légions de femmes au ventre distendu, qui attendent notre aide pour pouvoir enfanter dans de bonnes conditions. je vois la horde des accoucheurs, défilant devant ma porte, réclamant un tablier pour chacun, alors que Tristan finit, sans se presser, son deuxième exemplaire en six mois.

D'une moue dubitative, je lui signifie mon incertitude; je lui en propose un autre, plus sommaire, un peu moins efficace, mais suffisante à mes yeux pour ce que nous avons prévu.

"Celle là, lui dis-je, correspond plus à ce que j'imaginais. Elle présente l'avantage de pouvoir être pratiquée par quelqu'un de moins expert que toi, ou moi, en enchantement et en magie de guérison. A moins que tu n'ais eu l'intention de faire toi-même le tour d'Orlais avec tes philtres pour enchanter chaque pièce en personne, ajouté-je, malicieux.
Je ne veux pas non plus que l'enchantement soit éternel; si nous mettons au point quelque chose de simple, chaque Tour pourra produire chaque année un grand nombre de pièces, que les Chantries pourront redistribuer. Nous pourrons même récupérer les draps "usés" pour les recycler.

Crois-tu qu'il faille fabriquer tout cela gratuitement, si ça marche, ou au contraire, que si on le vend, les gens prendront conscience de la valeur de ce que les Tours leurs fournissent?"

Alors même que je prononce ces mots, je me rend compte qu'encore une fois, je suis parti loin de notre souci immédiat: finir la fabrication de notre artefact! Tristan ne va pas manquer de me le rappeler...

Louis a raison : je suis perfectionniste à l’extrême, et n’envisage mon travail que dans l’aboutissement le plus absolu. L’idée de bâcler mon ouvrage ou de ne m’y investir qu’à moitié m’est étrangère. Les études des Apaisés visent l’ultime limite de leurs recherches, le résultat le plus exact, le plus précis. Nous ne connaissons pas la demi-mesure ni l’à peu près. Néanmoins, aujourd’hui, je ne travaille pas pour mon propre compte. J’aide un mage dans la réalisation de ses propres travaux – ce qui n’est pas juste, en réalité, puisqu’il s’agit d’une œuvre conjointe. Nous nous investissons sur ce projet depuis quelques semaines, et si envisager l’idée nous a pris un peu de temps, entre la fougue habituelle de mon compagnon et ma mesure qui m’incite à freiner ses ardeurs, nous y travaillons tous les deux depuis les prémices de cette réalisation. Quoi qu’il en soit, je ne peux effectivement pas me permettre d’enchanter le cuir des jours durant. Il nous faudra mettre ce tablier au point rapidement, afin d’en tester l’efficacité, puis d’en fabriquer d’autres si le dispositif s’avère intéressant. Je hoche donc la tête lorsque Louis me montre la rune qu’il envisage.
C’est un dessin moins compliqué, et certes moins puissant, mais son utilité n’en est pas moins grande. J’observe les lignes, cherche la façon la plus simple de les tracer pour gagner du temps sans perdre en netteté. Ce faisant, j’en profite pour répondre à la remarque de Louis :

« Je ne ressentirai pas l’urgence, mais je saurai si je dois agir ou non pour ma survie. Cependant, tu as raison : je mourrais avant de trouver la meilleure échappatoire. »

L’idée de mourir ne me réjouis certes pas, mais elle ne m’effraie pas non plus. Je tenterais assurément de sauver ma vie si l’occasion venait à se présenter. Pourtant, l’absence du sentiment d’urgence me priverait sans doute d’opportunités.
L’enchantement d’un objet passe par plusieurs étapes qui, bien que simples en apparence, requièrent précision et minutie. Si les mages ne peuvent entrer en contact avec le lyrium pur – voilà pourquoi l’enchantement nous est généralement dévolu –, le lyrium raffiné ne présente en revanche aucun danger pour eux. Cependant, la Chantrie ne les laisse travailler qu’en compagnie des Apaisés, et uniquement en présence de Templiers. Ces précautions visent à s’assurer qu’aucun mage n’aurait la tentation de dérober quelques fioles de lyrium pour leur consommation personnelle. Les vols existent, même à la tour, et certains font même du commerce sous le manteau.
Ces faits, néanmoins, ne me concernent pas. Si certains mages aiment à consommer du lyrium pour voyager éveillés dans l’Immatériel, et se couper ainsi de la réalité du Cercle, ce ne sont pas mes affaires, et seules comptent mes recherches. Aux Templiers de faire la justice sur ces trafics. Tout le monde sait que les Apaisés n’y participent pas, même lorsqu’on leur propose de l’argent en échange. Je doute même que quiconque ait la volonté de nous inclure dans ce genre de pratiques.

« C’est la Chantrie qui décidera s’il est opportun ou non de commercialiser ces tabliers, réponds-je à Louis, tout en m’exerçant au dessin de la rune. Les enchantements se vendent toujours à un bon prix. Ce n’est pas ce qui nous intéresse aujourd’hui : nous devons juste mettre au point cette rune. »

Je prononce ces mots sans animosité aucune. Il s’agit de l’évocation simple de l’évidence. Bien qu’il m’arrive fréquemment de négocier mes créations hors de la tour, aujourd’hui je suis seulement là pour poursuivre un ouvrage, non pour le vendre.
Mais Louis s’aventure de nouveau bien loin de notre travail. Par chance, je suis plus discipliné que lui, et s’il divague sur l’argent qu’il pourrait tirer de notre rune, je me consacre entièrement à son incrustation dans le cuir. J’ai pris pour cela un morceau de chute, qui n’aura pas d’autre utilité que de m’entraîner. Les outils sont bien imprégnés de lyrium. Le modeleur, guidé par un petit marteau, insuffle le liquide bleuté dans le support au fur et à mesure que je trace les lignes. Il faut travailler lentement, sans précipitation, pour que le distillat pénètre dans le cuir. Je ne ressens pas la magie qui prend forme, et pourtant je sais qu’elle naît sous mes doigts. Ce n’est pas un phénomène mystique, ni une foi sans fondement : l’enchantement n’est jamais un échec lorsque j’y travaille.
La rune luit de sa douce lueur bleue lorsque je relève enfin la tête. Tous ses traits sont parfaitement dessinés et le lyrium a parfaitement pénétré dans le matériau.

« Il faudra la dessiner un peu plus grande, mais elle me semble convenir. »

Je réfléchis un instant tout en observant mon ouvrage. Une telle rune, si elle s’avérait efficace, pourrait être vendue un bon prix auprès des accoucheurs d’Orlaïs. Même si connaître sa valeur n’est pas la préoccupation du moment, je peux prendre quelques secondes pour y penser.

« La Chantrie tirerait jusqu’à quatre cents couronnes de ces tabliers, estimé-je. En faisant appel aux Lucrosiens, elle pourrait même monter jusqu’à sept cents couronnes – mais les Lucrosiens perçoivent une commission. Ton amie Bloedwenn pourrait te renseigner mieux que moi. Sinon je peux toujours les vendre moi-même, mais je crois que ça ne correspond pas à l’idéal que tu recherches. »

Je pose mes outils et me redresse. J’ai soif. Rester penché au-dessus de la table me laisse toujours la gorge sèche.

Le travail se poursuit, calmement, minutieusement. Mon petit mantra a apaisé les tourments habituels de mon esprit, et je suis bien décidé à rester lucide et focalisé sur notre tâche.

Tristan n'a pas compris ma question au sujet de l'opportunité de faire commerce de notre ouvrage. Comme souvent, il a répondu de façon factuelle à une question qu'il n'a saisie que factuelle. Le facteur humain, la psychée, le mode de pensée du commun des mortels, sont des éléments distants de son champ de considérations, de telle sorte que ma question - faut-il donner une valeur marchande à notre travail, pour que les citoyens prennent conscience de ce travail, et des bienfaits que les Tours leur procurent au quotidien - a résonné pour lui comme "quelle est la valeur marchande de notre travail, et qui peut en faire le commerce avec le plus d'efficacité".
Mais je ne suis pas sûr d'avoir envie d'ouvrir le débat avec lui. De nombreux sujets sont passionnants à débattre avec lui, mais dès qu'on touche au psychologique.. Je reposerai la question à des amis mages, leur réponse empathique me sera certainement plus utile que l'analyse pratique de Tristan.

Revenant au tracé - parfait, comme toujours - de mon compère, j'entreprends d'analyser, magiquement parlant, l'ouvrage. La puissance qui en émane est vive; un peu trop à mon sens, au risque d'user prématurément la rune. La gravure, assez profonde, est déjà en train de cristalliser dans le cuir, et l'ensemble dégage une aura réconfortante et lénifiante.
Je pose la main sur la pièce de cuir, prenant garde de ne pas encore effleurer la rune elle-même, et ouvre mes sens. Je peux me vanter d'avoir une très grande affinité avec la texture magique qui préside à la guérison du corps, et je ressens vivement les effets de l'enchantement. Malheureusement, ils ne me paraissent pas adaptés à notre désir initial.

"La rune est très bien, très efficace, et la magie de guérison qui en émane est puissante. Mais elle est régénératrice, et pas anesthésiante. Elle risque d'empêcher les ruptures des tissus qui doivent se déchirer pour permettre l'accouchement, de guérir le corps alors même qu'il a besoin de se meurtrir ; le tout, sans soulager la douleur de la patiente. C'est un excellent produit pour un convalescent; je pense même qu'en la retravaillant un peu, nous pourrions éviter le contact direct. Mais pour le moment, pour notre projet initial, ça ne me semble pas convenir."

Je me demande si les anciens ont déjà réfléchi à ce sujet. Malgré toutes nos recherches jusqu'ici, nous retombons toujours sur des tracés connus, assez simplistes dans leurs effets, malgré toute la complexité de leur dessin. Je pense qu'il doit être faisable de combiner deux runes, de mélanger leurs tracés, pour en combiner les effets, même amoindris. Je réfléchis quelques instants avant de reprendre:

"Les arabesques de ton premier choix feraient certainement un meilleur catalyseur; je me demande aussi si de l'essence d'elfidée mêlée au lyrium n'aiderait pas à rendre le soin plus diffus, moins violent. Arrêtes peut-être tes lignes extérieures avec des brisures plus nettes, comme sur la rune Arda, pour la suppression de la douleur. En fermant l'angle supérieur, peut-être... ".

De fil en aiguille, nous essayons de créer notre propre dessin. C'est difficile, car je ne peux pas infuser les lignes pour en ressentir le pouvoir au fur et à mesure; et Tristan a toutes les peines à faire preuve d'imagination. Du coup, à deux moitiés de concepteur, c'est plus  dur qu'à un seul...

La rune ne lui convient pas, et pourtant c’est lui qui l’a proposée. Louis est ainsi : son esprit va et vient, toujours en mouvement, versatile et insaisissable, presque sans crier gare. Je ne parviens pas à suivre le fil de ses pensées. Ma logique poursuit une route rectiligne, sans bifurcation ; celle du mage est une succession de virages, de creux et de bosses, d’arrêts brutaux et de changements de direction imprévisibles. Pourtant, cette inconstance me laisse de marbre. Ainsi est l’esprit humain : plein de contradictions.

« Tu oublies que la guérison ne sera pas instantanée, lui rappelé-je. Le tablier ne sera pas en contact direct avec la plaie. De plus, les runes ne fonctionnent pas comme les sorts, qui opèrent immédiatement. Leur pouvoir se diffuse lentement. Néanmoins, tu as raison : elle conviendrait mieux à un convalescent, ou à la mère après l’accouchement. Si nous voulons cherchons une protection, c’est en effet la rune que je t’ai montrée qui sera la plus appropriée. »

Contrairement à ce que Louis s’imagine, je suis parfaitement capable d’innover lorsqu’il s’agit d’atteindre mon objectif. Si l’intuition me manque, l’imagination, elle, ne m’a pas déserté. Il dessine de nouveaux traits pour tenter de mêler les deux runes, esquissant d’autres glyphes dont les pouvoirs varient avec subtilité. Je lui montre d’autres tracés dans le livre ouvert sous nos yeux. L’enchantement est un art compliqué à improviser, mais je le maîtrise dans de nombreux aspects. Je connais des centaines de runes différentes, leur sens, l’ordre dans lequel graver leurs lignes pour obtenir le meilleur résultat, et je sais donc quelles combinaisons sont possibles – ou non. À nous deux, nous devrions pouvoir trouver une idée originale.
Je rectifie les traits qui modifient trop le sens premier de notre ouvrage et entremêle avec Louis les deux runes qui nous intéressent. Associer la protection et le soin permettra la sauvegarde de la vie de la mère, tout en soulageant douleurs et déchirures durant le travail. Le temps s’écoule. Il est déjà presque midi et nous tâtonnons toujours. Autour de nous, les mages vont et viennent, les templiers se relaient. Chacun vaque à ses occupations. J’entends les voix autour de moi, sans prêter attention à ce qui se dit. Parleraient-ils de la neige, de leurs compagnons évadés, de Bruno, du prochain repas, que je ne le saurais pas. Toute mon attention se focalise sur notre travail. Voilà pourquoi les Apaisés sont bien plus efficaces que les mages. Du moins, d’ordinaire.
Car notre collaboration manque aujourd’hui de succès. Quelque chose nous échappe, sur laquelle nous ne parvenons pas à mettre le doigt. Ma logique se heurte à cet imprévu et je ne réussis pas à surmonter cet écueil. Louis détient des connaissances en enchantement, mais pas suffisamment pour nous permettre d’avancer. Nous travaillons sur cette rune depuis plusieurs semaines maintenant, sans succès. Tant que nous n’aurons pas compris ce qui nous bloque, nous ne pourrons pas mener notre projet à bien.

« Il nous manque quelque chose, finis-je par dire, reconnaissant mon échec. La rune est correcte, mais elle est soit trop puissante pour notre support, soit trop faible pour l’effet que nous recherchons. Nos dessins la compliquent trop. Pourtant, si nous voulons obtenir ce que nous voulons, il faut que nous la modifiions.  »

Il nous faudrait un regard neuf, quelqu’un qui ne travaille pas à ce projet depuis aussi longtemps que nous. Louis et moi sommes trop impliqués pour observer nos recherches d’un œil nouveau. Je relève la tête et balaye la pièce du regard. Les mages qui sont là n’ont guère de talent pour l’enchantement, et il n’y a aucun Apaisé dans les parages. Bien que je sois bien plus compétent que lui en matière d’enchantement, j’ai pu constater que les idées novatrices de Louis m’ont souvent sorti d’impasses d’où ma logique se révélait incapable de me tirer. Il envisage souvent des solutions qui ne me seraient jamais venues à l’esprit.
Cette capacité nous aiderait peut-être, car à cet instant nous butons tous les deux sur le même problème. Un templier ne sera d’aucune utilité, et un Apaisé connaîtra les mêmes difficultés que moi. C’est un mage qu’il nous faut, quelqu’un capable de concevoir des hypothèses, de suivre une logique et, bien sûr, de s’intéresser à de telles recherches. Mon regard se pose sur une jeune femme solitaire, plongée dans l’étude d’un énorme ouvrage d’alchimie. Je connais l’intelligence aiguë d’Helene Sutter. Si quelqu’un peut nous sortir de cette impasse, c’est sans doute elle.
Sans m’en expliquer auprès de Louis, je me dirige vers l’enchanteresse et me campe devant elle. Je sais que les mages éprouvent souvent une vague répulsion face aux Apaisés, car nous sommes le rappel permanent de la menace qui pèse sur eux. Helene ne s’est jamais montrée distante à mon égard, pourtant. Je lui adresse un léger sourire. Il n’a aucune valeur, aucune chaleur. Ce n’est même pas un réflexe. Je suis obligé d’y penser pour étirer mes lèvres, sans parvenir à le communiquer à mon regard. La plupart des gens s’y laissent pourtant prendre. Un simple sourire calme bien des anxiétés : un Apaisé qui s’y efforce voit nombres de réticences tomber devant lui.

« Bonjour, Helene. Puis-je te demander quelques minutes de ton temps ? Louis et moi sommes face à un problème que nous ne parvenons pas à résoudre. Peut-être saurais-tu nous aider ? »

Je tends la main vers notre table couverte de désordre. Je fais confiance à Helene. Elle aura sûrement une idée.

Sacré Tristan, il m'explique que je dois rester concentré, avant d'inviter des petites mignonnes à rejoindre nos travaux... Mais bon, Hélène a l'avantage (?) de ne pas être très chaleureuse, et si elle est agréable à regarder, avec elle, les choses restent professionnelles. Ça rigole pas.

Il y a quelques années, Hélène et Bloedwenn ont été étudiantes à peu près en même temps; je n'ai peut-être pas choisi la bonne disciple. La plus rigolote, certainement, mais la plus assidue, certes non... Malheureusement, le soin n'est pas très populaire auprès des mages. Trop second plan, pas assez explosif. Hélène s'y intéresse depuis peu, avec une réussite honorable, mais il lui reste du chemin à parcourir en la matière.

Par contre, elle maîtrise des aspects qui me sont hermétiques, comme les forces élémentaire, et son esprit est affûté par ses années de recherche. Tristan a bien choisi, encore une fois. Vierge de notre passif de recherches, probablement pas assez douée en magie de soin pour se laisser distraire par quelques effluves... Hélène est un excellent candidat de regard neuf; un iris n'ayant pas vu la rose.  Ses autres talents ne feront que relever la qualité de son intervention.

"Bonjour chère amie. Nous recherchons un enchantement qui aide les femmes à accoucher le plus sereinement possible, en limitant douleur et risques sanitaires. Tristan a proposé ce dessin: le tracé de la rune en est complexe, mais rassurant. Elle sera certainement tout à fait efficace, mais risque d'être compliquée à généraliser.
Pour ma part, j'ai proposé ceci: le tracé est ferme et vif, tout comme la magie qui en émane. Je crains qu'elle ne soit trop rapide à soigner pour laisser l'accouchement se passer au mieux.

Du coup, nous avons essayé de mêler les deux runes, mais pour l'instant, nous n'arrivons pas à trouver un dessin qui soit théoriquement et pratiquement fonctionnel.

Tristan est un excellent assistant de recherche; il ne s'énerve pas contre mes changements d'idée, et m'épaule en toutes choses. C'est un théoricien hors pair et un exécutant parfait; mes maigres connaissances en la matière m'évitent juste d'être irrémédiablement perdu dans ses considérations pratiques. Quand à moi, je me vante de ne pas trop démériter en maîtrise des forces curatives dont nous avons besoin en l'espèce.
Mais malgré nos talents respectifs, on sèche. Alors, si jamais ton érudition t'ouvrait des perspectives que nous avons ratées, saches que je serais ton éternel débiteur, et que ma gratitude ne connaîtra pas de limites.
Peut-être même qu'on associera ton nom à notre découverte" ajouté-je, malicieux.

C'est un coquin, ce Tristan, avec son air de ne pas y toucher et son regard de poisson mort. Il sait bien que la présence d'une collègue du beau sexe provoque immédiatement chez moi le besoin de briller, de me surpasser. Me voilà obligé d'assurer au maximum! je jurerai avoir vu son œil friser en m'amenant Hélène.

Toute pensée vagabonde qui me venait il y a quelques instants, pour m'échapper du labo, a disparu. La baignade dans le lac avec les juniors? Une autre fois. Le rapport pour Kahrs sur les évolutions des mentalités sur la chirurgie? Ca attendra. Il y a plus grave, foutrebleu!

Mon regard tombe sur les mains de Tristan. Ça fait partie des avantages de notre collaboration. Il a des mains fortes et puissantes, capables d'une telle finesse d'exécution! voir cet homme devenir presque minéral, tendu tout entier vers son but unique, est une expérience dont je ne me lasse pas, et qui est très évocatrice pour moi. Contempler mon ami dans son oeuvre m'ouvre toujours des perspectives sans fin, et le faire aux côtés d'une compagne aussi intéressante rendra l'expérience passionnante.

Par contre, il y a des chances que je parle pour trois, parce qu'entre  la porte de prison et le monosyllabique... J'ai intérêt à me montrer drôlement charmant et inoffensif pour ne pas brusquer la damoiselle!

Helene Sutter est une femme d’une remarquable intelligence. Discrète, secrète, silencieuse, elle pourrait presque passer pour une Apaisée. Nous travaillons souvent ensemble lors de ses recherches en alchimie. Je la connais minutieuse et méticuleuse. Je crois qu’elle apprécie ma compagnie – sans doute parce que je ne lui demande rien, et qu’elle se sent plus à l’aise quand elle n’est pas obligée de discuter. Bien que l’enchantement ne soit pas son domaine de prédilection, je gage qu’elle saura nous apporter un éclaircissement bienvenu sur nos travaux.
Louis se montre aussitôt avenant avec elle. Il lui explique la situation à grand renfort de sourires et de gestes. Son emphase est un mélange de jeu de séduction et de passion, qui contraste avec mon impassibilité perpétuelle. Je ne lui reproche pas cette attitude : ses sentiments contrebalancent parfaitement l’absence des miens. Nous formons une paire complémentaire, et cette complémentarité nous a bien souvent épargné les impasses.
Ce n’est hélas pas le cas aujourd’hui, mais déjà Helene se penche-t-elle au-dessus de la table pour étudier notre travail. Je reste debout à côté d’elle, les deux bras le long du corps, attendant qu’elle rende son verdict. Elle finit par se redresser et retourner à son bureau, pour nous rapporter un nouveau livre. J’ignorais qu’elle s’intéressait aux runes, mais il semble que son ouvrage traite effectivement du sujet. Helene a une excellente mémoire. J’ai pu le constater au cours de nos recherches en alchimie : elle se souvient toujours de la composition exacte des potions, ainsi des dosages des substances à mélanger pour en obtenir le meilleur effet. Cette qualité aussi pourrait la faire passer pour Apaisée. Elle retient donc parfaitement ce qu’elle lit, parce qu’elle le fait avec un profond intérêt, sans se laisser distraire par ce qui l’entoure. Je tourne mon regard vers elle. Il n’y a pourtant aucune marque sur son front.
Je me penche pour observer la rune et ne tarde pas à la reconnaître. Comme l’a justement dit Helene, la puissance de l’enchantement sera très amoindri en utilisant celle-ci.

« C’est une rune protectrice, acquiescé-je, les deux mains posées sur le bureau. Nous l’avions écartée au début de nos recherches car son pouvoir est trop limité. »

Et nous n’avons pas songé un seul instant à revenir en arrière. Trop obsédé par le problème de mélange de nos deux glyphes, j’ai occulté celui-ci, alors même que je le connaissais parfaitement. Cette erreur est bien digne d’un Apaisé. Quant à Louis, il devait simplement l’avoir oublié. Comme je l’avais escompté, l’aide d’un regard extérieur était nécessaire, et Helene s’est parfaitement acquittée de sa tâche. Je savais pouvoir lui demander un avis.
Je réfléchis un instant, puis saisis un parchemin vierge sur lequel je reporte le glyphe. Son tracé est simple et rapide à exécuter : elle se prêtera plus facilement aux modifications. Les trois runes sous les yeux, j’esquisse de nouvelles lignes, d’autres circonvolutions, des arêtes et des crêtes. Quelques minutes me suffisent pour cela, puis je présente le nouveau dessin aux deux enchanteurs. Louis a un regard moins méthodique que le mien. Je trace mes runes avec précision et logique, mais il saura y mettre le cœur qui manque à celle-ci. Quant à Helene, peut-être y trouvera-t-elle quelque chose à redire.

« J’y ai adjoint le pouvoir de guérison, en le restreignant pour qu’il ne provoque pas la régénération trop rapide des tissus, expliqué-je. Je l’ai également renforcée ici et là pour que la protection soit plus puissante que sur la rune d’origine. Évidemment, elle est désormais plus complexe à tracer sous cette forme, mais il nous faudra sans doute faire des concessions. »

Je guette la réaction de Louis. Il s’agit de son projet, après tout, et si j’ai accepté de l’aider à le mener à bien, son avis demeure le plus important. Je ne suis qu’un assistant, qui propose, contredit ou acquiesce. La gloire finale lui reviendra – et je n’en ressens aucune jalousie, tant parce que j’en suis incapable que parce que seul le but de notre travail m’intéresse. Pour ma part, je réfléchis déjà à la façon dont je vais graver les lignes sur le cuir pour diffuser au mieux le lyrium. Il me faudra du temps pour réaliser l’enchantement, si je veux lui insuffler assez de puissance pour ce que nous tentons de faire.
La question de Louis me revient à l’esprit : devrions-nous vendre notre création ou non ? Nous effectuons une tâche qui nécessite des outils, des supports, du lyrium et du temps, et qui offre un service appréciable. Certes, nous agissons pour le bien commun, mais le matériel utilisé doit être acheté aux fournisseurs. Même sans chercher le profit, et en ignorant le temps passé pour l’élaboration de ces tabliers, leur vente m’apparaît évidente.
Le moment ne se prête cependant pas à cette discussion. J’attends simplement les commentaires des mages afin de poursuivre mon travail.

J'admire, avec une pointe d'envie, la rapidité avec laquelle Hélène a retrouvé son ouvrage de référence. J'apprécie son investissement immédiat pour nous secourir, nous sortir de l'ornière.
Par contre, je me sens carrément bêtasson. La rune d'Hélène était une de nos premières hypothèses. Et une fois écartée, je ne reviens que très (très très) rarement en arrière. Du coup, me voilà l'air fin, à me faire mettre le nez dans mon embarras. Tristan ne peut pas avoir oublié... et d'ailleurs, renchérit et enfonce le clou.
Je l'aime, il s'est inclus dans l'oubli! Je me sens moins seul, du coup.

"Oui, c'est une excellente idée, par le fait. Pour notre projet initial, elle n'était pas adaptée, mais quitte à mélanger les formes, autant utiliser celle-ci! Bravo Hélène, et merci pour ce pragmatisme!"

Immédiatement, Tristan s'est remis au travail. C'est l'une des choses les plus utiles, et les plus énervantes, avec lui: jamais il ne temporise.  
J'en profite pour essayer d'entraîner Hélène à commenter la théorie de nos travaux. "Alors, tu aurais peut-être d'autres idées sur le sujet? Va y, n'hésites pas, au mieux on y aura déjà pensé, au pire tu nous évitera une bourde. L'objet premier de tout ceci est de servir le bien commun, je n'ai pas d'égo là dedans.

Allons, allons, je suis tout ouïe.
Je la sens hésitante: déjà qu'elle ne parle pas souvent, si en plus je lui demande de critiquer, je ne suis pas sûr de mon succès! Je lui dédie un sourire engageant.

Tristan a été très rapide, cette fois, et il me montre un dessin un peu technique, plutôt efficient, dépourvu de fioritures. Sur le papier, il m'a l'air efficace, quoi qu'un peu sec.
J'ai une petite réserve sur l'anicroche en partie centrale, mais il est nettement plus érudit que moi en la matière, et comme il l'a délibérément ajoutée, j'imagine que ce n'est pas sans but. Je l'interrogerai plus tard sur ce sujet; pour l'instant, intéressons nous aux grandes lignes.
Je corrige très légèrement une ligne de force, en interrogeant Tristan du regard. Cela infléchira subtilement la magie, pour la rentre moins crue, plus diffuse... plus agréable, en somme.

D'après mes observations, ce dessin devrait être assez proche de notre objectif de recherches. La question de la simplicité ne se pose plus vraiment; créer une nouvelle rune requerra forcément des enchanteurs confirmés. Mais le jeu en vaut la chandelle; et qui sait? peut-être cette rune pourra-t-elle servir d'entraînement lors de la formation des enchanteurs de la prochaine génération?

Hélène observe également le dessin par dessus mon épaule; je me pousse pour l'inclure dans notre groupe de façon plus formelle, et lui demande innocemment ce qu'elle en pense.

Toucher au but de la sorte me fait fourmiller. J'anticipe l'achèvement avec excitation, comme souvent, et je suis obligé de me rappeler que le travail ne sera réellement terminé que lorsque la rune aura été éprouvée en situation réelle. Mais c'est toujours grisant d'être sur le point de faire une percée importante dans un domaine aussi sensible!

Ils approuvent tous les deux mon travail, bien que Louis ait trouvé judicieux de modifier une ligne pour la rendre moins abrupte. C’est ainsi que nous fonctionnons toujours : je vais à l’essentiel et au plus direct, et il insuffle des sentiments à ce que nous créons. Ce qui me manque, en somme. Voilà pourquoi nous sommes efficaces, pourquoi nos travaux finissent toujours par surpasser ceux des autres mages et Apaisés : nous nous complétons. Alors que tout semble nous opposer, nous réalisons des prouesses parce que nous voyons bien au-delà des apparences. Louis n’est pas un simple enchanteur au cœur trop tendre, et je ne suis pas le premier Apaisé venu.
Pourtant, cette fois, la réussite de notre mission ne dépend pas seulement de nous. Nous la devons à une autre mage, qui a su prendre le recul nécessaire pour trouver ce qui nous manquait. Finalement, cette œuvre est autant celle d’Helene Sutter que la nôtre. Je me tourne vers elle et lui adresse un autre de ces sourires sans âme, mais pourtant bienvenus lors de mes rapports avec les autres.

« Nous n’aurions pu y parvenir sans toi. Merci pour ton aide. »

Je ne m’étais pas trompé à son sujet. Si quelqu’un pouvait nous aider à résoudre ce problème, c’était bien elle. J’ai toujours apprécié les qualités d’Helene en alchimie, et je savais qu’elle ne me ferait pas défaut en enchantement, même si ce n’est pas sa matière de prédilection. Sa discrétion, sa capacité de concentration et son manque d’intérêt pour les autres, quels qu’ils soient, la rendent bien souvent antipathique aux yeux de ses pairs. Pour moi, elle est une partenaire de travail bien plus capable que n’importe qui – hormis Louis, sans doute, bien que leurs spécialités soient très différentes. Je les estime tous les deux à leur exacte valeur : ils sont l’un et l’autre des alliés particulièrement intéressants dans ma quête de connaissance.
Les derniers mots d’Helene me tirent un signe de tête d’approbation. Notre rune ne révélera son plein potentiel que lorsqu’elle aura été testée en situation réelle. Évidemment, cela signifie qu’il faudra d’abord la reporter sur un tablier de cuir, et ensuite trouver une femme sur le point d’accoucher – ce dernier point n’étant pas forcément le plus compliqué.

« Millicent va bientôt mettre son enfant au monde, rappelai-je. Nous pourrions lui demander si elle consent à tester notre enchantement. »

Millicent appartenait au corps des mages. Le père de l’enfant, Joras, était un elfe versé dans la magie arcanique. Ces deux-là se fréquentaient depuis l’adolescence, mais ils ne pourraient élever leur enfant. La séparation s’annonçait déjà difficile, car Millicent et Joras nourrissaient de réels sentiments l’un pour l’autre, et que cet enfant était le fruit d’un amour partagé. Si l’on proposait à la future mère de réduire les souffrances liées à la naissance, sans doute accepterait-elle de se débarrasser au moins de cette corvée. Au moins le ferait-elle par amour pour ce nourrisson qu’elle n’élèverait jamais.
Leur sort, néanmoins, m’indiffère autant que celui de n’importe quelle autre âme de la tour. Il ne s’agit pas de cruauté de ma part, seulement du résultat de l’Apaisement que j’ai subi. On m’a privé de magie et, en même temps, de sentiments, ce qui me permet de me concentrer uniquement sur l’essentiel : mon objectif. Aujourd’hui, cela concerne la rune sur laquelle nous travaillons, et non le devenir de l’enfant de Millicent et Joras.

« Si cela vous convient, je vais commander les éléments nécessaires à l’enchantement d’un tablier de cuir. Je devrais obtenir ces matières dans l’après-midi, en théorie, et je me mettrais au travail immédiatement. Louis, je te présenterai le résultat une fois l’enchantement terminé. »

Je me redresse et commence à rassembler mes affaires. Le temps a passé. Il est presque midi, heure à laquelle est servi le repas du milieu de journée, pour ceux qui le prennent. Je n’éprouve aucune satisfaction en me nourrissant, mais mon corps demeure celui d’un mortel : j’ai faim. Le temps de passer commande auprès des fournisseurs de la tour, et je monterai me sustenter avant d’entreprendre l’enchantement, qui devrait durer une bonne partie de l’après-midi. Mages et Apaisés n’entretiennent aucune relation hormis celles du travail. Je n’invite donc ni Helene ni Louis à joindre à moi : ils pourront déjeuner ensemble, si le cœur leur en dit, et je me joindrai aux autres Apaisés. Ainsi sont établies les relations entre les mages et nous : nous ne nous mélangeons pas, jamais. Ils craignent que nous les contaminions. Quant à nous, leur opinion nous semble sans intérêt, mais nous respectons leur gêne. Pour ma part, cela ne me dérange nullement. Ainsi sont établies les relations entre nous, et rien ne les fera changer. Je m’y adapte sans plus me rebeller.
Conscient des vols qui se produisent parfois dans la tour, je ramasse mes outils avec soin et les replace dans ma besace. Le vol ne m’émeut pas, mais ces objets m’appartiennent tout de même, après tout. On pourrait presque dire que j’y tiens, même si, en réalité, c’est plus l’immoralité d’un tel acte que je réprouve. Chaque objet retrouve sa place ; je roule la gaine de cuir sur elle-même et noue le lien bien serré pour éviter que les outils ne s’entrechoquent durant leur transport. Lorsque mes matoirs, mes marteaux et, surtout, mon dessin final ont réintégré mon sac, je me tourne vers mes deux assistants du jour – une fois n’est pas coutume.

« Je descends au rez-de-chaussée voir les fournisseurs, puis je me rendrai au réfectoire. Si vous me cherchez cet après-midi, je serai ici, à travailler sur cette rune. Louis, peut-être devrais-tu t’entretenir avec Millicent à ce sujet. Si elle n’était pas d’accord, il nous faudrait trouver quelqu’un à l’extérieur du Cercle, et je devrais préparer mes affaires pour me rendre à Val Firmin. »

J’incline légèrement la tête pour mon « ami », un peu plus pour Helene, et m’apprête à les quitter. Il me tarde presque de connaître le résultat de notre ouvrage. Nous touchons au but. Cette pseudo-excitation disparaîtra dès que notre but sera atteint ; ensuite, je m’en chercherai un nouveau, et oublierai celui-ci. Ainsi fonctionnent les Apaisés. Seul compte notre but actuel, et uniquement lui.

La dernière ligne droite se profile, nous touchons au but.

Bien que je ne puisse pas prétendre que nous éprouvions une passion mutuelle l'un pour l'autre, j'apprécie Hélène pour ce qu'elle est; une jeune femme droite, fiable, sérieuse et travailleuse. Agréable, aussi, quand elle sort de sa coquille, ce qui est malheureusement rare.
Pour utiliser une mauvaise image, je suis un lièvre de prairie, sautillant, exalté et foufou. Elle est une souris de cuisine, timide, apeurée et déployant des trésors de ruse pour ne croiser personne sur son chemin.
Nos travaux communs, commencés il y a peu, s'en ressentent d'ailleurs; si elle parvient à comprendre les rudiments de la magie spirituelle, je suis toujours aussi nullissime en magie élémentaire: dès que je crois avoir pigé un truc, je trépigne, Hélène s'effarouche, et il faut deux heures pour qu'on arrive à renouer le contact... Peut-être nous apprivoiserons-nous mutuellement à force de se côtoyer.  

Je tends le bras à ma voisine
Si tu me faisais l'honneur de déjeuner en ma compagnie, histoire de discuter un peu de la façon la plus efficace de convaincre Millicent? Je te promets de ne pas jacasser plus que de raison, ajouté-je avec un clin d'oeil.

Si tu acceptais de m'accompagner, je pense qu'elle sera plus réceptive à une présence féminine. Quitte à ce que tu ne parles pas si tu n'en ressens pas l'envie; c'est purement psychologique, elle se sentira moins cobaye si je ne suis pas seul. Si tu veux, on pourra également discuter de la glyphe de suppression magique de l'autre jour. Il me semble qu'il restait quelques questions en suspens, non?

Quand à Tristan, il a déjà plié bagages et se dirige sans un regard en arrière vers le "réfectoire des Apaisés".
Si cette pièce n'existe pas officiellement,  les bancs sur lesquels ils s'assoient pourraient aussi bien être peints en rouge vif, ou entourés d'une clôture. Je me suis risqué une fois à m'asseoir à leurs côtés: sans prétendre avoir été malvenu, j'ai subi le mutisme de mes compagnons de tablée, leur calme surnaturel et leur absence complète de toute empathie. Et j'ai subi ensuite les foudres de mes consœurs et confrères, qui me prenaient à moitié pour un fou (et à moitié pour un sot).

Eliana était ce matin en grande discussion avec le veneur de la Tour; avec un peu de chance, le menu du jour est un ragoût dont  elle a le secret, ou mieux, une pièce de gibier rôtie. Des petits légumes sauvages traînaient dans la réserve.
Ça fait quelques jours que je ne mange que des potages et du gruau, plus préoccupé par mes attirances impossibles et mes projets inatteignables que par mon estomac, mais la perspective de l'achèvement me redonne du cœur au ventre!

Une fois Millicent convaincue, il faudra encore pas mal de préparatifs avant d'être opérationnels; et il n'est pas encore acquis que notre consœur accepte notre suggestion...

Je repense aux travaux d'Hélène que nous avons interrompus. Je suis curieux (comme toujours..) mais je sais que manifester un intérêt excessif pour eux ne provoquera qu'une impasse. J'attends de savoir si Hélène acceptera de déjeuner en ma compagnie, elle qui est assez solitaire habituellement, et j'essaierai de discuter un peu avec elle. Si je pouvais lui rendre le service qu'elle vient de nous faire, j'en serais très heureux...