Les cris des hommes et des quelques femmes participant à la scène résonnaient dans sa tête comme un puissant écho. Les flammes étaient toujours aussi chaudes et s’étaient répandues à une vitesse hors du commun dans les champs environnants. Elles réchauffaient son être et mortifiaient son âme par cette fin de journée froide d’automne.
Son corps frêle semblait reprendre tranquillement la notion du temps alors qu’un autre être la perdait au même rythme. Ses membres ramollis se tendaient à nouveau comme la corde d’un arc. Par chance que ses petites mains boueuses s’étaient agrippées à la magnifique lance de père : elle serait tombée au sol un nombre de fois époustouflant à chaque pas de l’énorme bête. Les tremblements de terre sous ses pieds étaient quelque chose qu’elle n’avait jamais expérimenté. Rien ne l’avait préparé au spectacle qui s’était déroulé devant ses yeux, même pas les milles et unes histoires que son père lui racontait avant d’aller au lit, ni même les jeux d’adresses auxquels elle s’adonnait avec les jeunes du clan. Elle l’avait échappé belles à plusieurs reprises, mais c’est elle qui avait demandé à être présente. Son père avait accepté, à certaines conditions.
Mais jamais Clara n’aurait imaginé que tuer un dragon était aussi … autant …
Les mots étaient maigres et restait ancrés sur sa langue, mais Clara savait du haut de ses treize ans qu’elle avait failli tomber dans les pommes lorsque la bête avait touchée terre, ses immenses ailes, fortes comme tout les vents de Thédas, déchirées par les flèches et les lames des chasseurs Maevhras. Pour l’amour d’Andrasté ! L’adolescente ne savait plus si la chasse aux dragons était vraiment faite pour elle. Si d’abord son sang bouillait et son cœur battait tel des tambours de guerre face aux histoires de chasse que son père et ses oncles lui racontaient, maintenant sur place, son sang s’était figé et son cœur ne lui donnait qu’assez d’adrénaline pour prendre ses pieds à son cou.
Les cris victorieux ne nécessaires de si tôt. Son père monta sur la tête du dragon, comme s’il ne s’agissait que de la petite colline derrière la maison, tendis que d’autres tâtaient la bête du bout de leurs armes. Le dragon était bel et bien de l’autre monde maintenant. Pas une fois n’avait-elle cherché à blesser la bête même si elle savait faire danser une lance. De toute manière, au vu des émotions qu’elle avait eu …
« Clara, approche toi. » se réjouit le paternel de la demoiselle. L’interpelée le fixa de ses grands yeux, toujours accrochée à la lance qui ne lui avait servit à ne faire aucun mal. Elle cherchait l’approbation de ses mots dans ses yeux d’azurs et même si elle le trouva, la jeune névaranne ne bougea pas plus d’un poil.
Ses pieds décolèrent du sol seulement grâce à la petite tape dans le dos qu’elle reçue – elle ne savait guère de qui il s’agissait, seulement que c’était tout ce qu’il lui fallait pour avancer. Les premiers pas furent difficiles et elle remercia pour la centième fois le Créateur de posséder la lance de son père, qui lui servait plus d’un bâton de marche que d’une arme. Clara ne pouvait enlever ses grands yeux verts de la gueule de l’animal et c’est lorsque l’enfant s’arrêta au niveau de la tête – elle devait bien faire trois fois sa taille seulement sur la hauteur – qu’elle sentie la peur faire place à un sentiment de victoire. Un sentiment de fierté et un sentiment de désir. Les écailles d’un violet tirant sur le rosé étaient magnifiques, même baigné dans le sang épais de l’animal. L’odeur de fer qui lui envahissait les narines et la répugnait se transformait en un parfum de la victoire. Clara étira sa main vers l’immense animal : elle avait déjà touché des écailles par le passé, mais toujours à l’état brute ou encore sur les armures que faisaient les nains à la demande du clan Maevhras.
« Elle est magnifique. » souffla Clara.
« Il est magnifique. Les femelles sont bien plus grosses et puissantes. » la corrigea un oncle claudiquant, s’étant pris la queue de l’animal en plein dans les pattes. Elle ne fit qu’hocher la tête : il avait raison, et elle le savait bien que les femelles étaient plus grosses. Clara inspira fortement, se retournant vers le reste de sa famille. Maintenant ils devaient dépecer la bête. Ils pourraient revendre les écailles ainsi que les os, tendis que certains liquides et organes feraient le bonheur des alchimistes. Cependant, les blessés ainsi que Clara prendraient de l’avance pour retourner au domicile du clan Maehvras, à la Coline du Chasseur.
« Quand est-ce que je commence ? » chanta d’un ton assuré la jeune fille en relevant la tête vers les chasseurs affirmés. Tante Alexandrine se mit à ricaner comme Clara s’imaginait les sorcières le faire tout en lui frottant les cheveux, fière.
« Quand ton père sera prêt à te laisser y aller, mais pour l’instant, tu peux garder ceci … pour te souvenir. » sympathisa la chasseresse. La quinquagénaire tendit à la jeune fille une magnifique écaille qu’elle remua, faisant danser les reflets de la lune naissante sur sa surface tout en laissant des éclats d’appréciations fuser de ses lèvres. Un grand sourire barrait son visage tacheté de points de rousseurs et de terre. Oh, elle serait prête. Bientôt.
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« Clara, tu devrais … »« Non, tais-toi. Je m’en vais. Je ne resterai pas ici plus longtemps à me tourner les pouces et à écouter toutes vos conneries. » gronda la jeune femme. La porte de la boutique claqua, les murs vibrants comme une nuée d’abeille, la voix de son père et du pauvre marchand mourant derrière elle. Clara avait maintenant vingt ans. Vingt putains d’années : sept ans qu’elle attendait l’occasion de sa vie de tuer son premier dragon avec tout le clan. Ça faisait trois ans que son père lui avait autorisé à prendre activement part à la chasse, mais aucun dragon ni même contrats ni même rumeurs disant où ils se trouvaient n’avait effleuré les oreilles des Maevhras. Malheureusement, Clara n’était pas une femme patiente. Elle n’allait certainement pas attendre non plus les bras croisés à s’empiffrer et regarder ses fesses grossir comme deux gros melons d’Orlaïs. Si les dragons avaient trop peur d’elle ou commençaient à disparaitre comme le bruit le disait – merci au clan Pentaghast, bande de petits égoïstes – et bien elle allait faire quelque chose de sa vie. Elle n’avait pas mis autant d’effort dans ses entrainements pour rien. Elle ne suivrait pas non plus les judicieux et très prometteur conseil de tante Alexandrine : se trouver un gentil mari et fonder une famille. Clara avait déjà rencontré quelques hommes, quelqu’uns moches mais bien foutu et leur opposé, mais elle s’était rendu à l’évidence : la brunette n’avait pas besoin d’un chevalier en armure, mais bien d’un dragon. Les dragons conquéraient le feu et les hommes.
Autrefois, ils conquéraient les hommes … bordel.
Déambulant les rues de la cité de Névarra d’un pas lourd et bougon, Clara n’hésitait pas donner des coups d’épaules à ceux qui passait trop prêt d’elle, sans leur accuser un regard de plus lorsqu’à leur tour, un cri de surprise ou de mécontentement fusait de leur bouche. Son regard émeraude était aussi meurtrier que les dagues d’un Corbeau. La jeune femme passa probablement l’après-midi à ruminer du noir jusqu’à ce qu’elle pousse une nouvelle porte : celle de la taverne. Clara ne perdit son temps à choisir son siège et prit le premier qui se présenta à elle. Elle s’affala sur la table de bois moisis par les nombreuses éclaboussures d’alcool. Elle n’eut qu’à fixer le tavernier pour qu’il ne s’empresse de venir la servir. La chasseuse de dragon, ou plutôt l’ancienne chasseuse de dragon commanda une choppe et se mit rapidement à avaler le liquide acerbe. Une, puis deux, puis trois. Si à l’habitude il lui en fallait beaucoup plus pour percevoir les conséquences de l’alcool, la hâte avec laquelle elle les avait lampé la trahissait aujourd’hui. Elle essuya ses lèvres goulument du dos de sa main et laissa ses émeraudes se couvrir d’un voile noir comme la nuit. Elle laissa ses doigts sur la prise de la choppe en bois tendis que son autre main s’attardait à soutenir sa tête qui semblait maintenant plus lourde qu’auparavant. Malgré que la Névarrane s’était faite aveugle, le temps de penser à autres choses que ses propres malheurs, elle avait mis les autres sens à l’affut. Les murs avaient des oreilles : Clara était un excellent mur.
Un groupe d’homme à sa droite discutait sans censure de leurs dernières aventures au lit, à sa gauche, des amies discutaient de leur semaine et d’une certaine Sarah, tendis qu’au cœur du gargote, un nain faisait un concours de beuverie avec un pauvre humain qui peinait à suivre – dans quel merdier s’était-il mit celui là – tout deux encouragé par une foule qui se faisait de plus en plus grande et de plus en plus bruyante. Cependant, les occupations de l’auberge du coin furent ébranlées par un groupe d’homme armé – les cliquetis de leurs armes et armures ne pouvaient trahir son ouïe. Leur présence était tombée comme un lourd voile de plomb, elle pouvait presque le sentir et presque le toucher. Pensant faire face à des troubles fêtes, la taverne s’était faite aussi silencieuse qu’un cimetière. L’un des hommes armés, de sa voix rauque et ténor, prit la parole. Clara ouvrit les yeux à nouveau, s’empressant de faire volteface, intéressée par les nouveaux arrivants.
Elle n’hésita pas à les déshabiller du regard, écoutant d’une oreille d’abord distraite, ensuite concentrée les paroles de l’orateur. Le discours du gaillard s’était fait un chouia chaotique dans la tête de la jeune femme, mais elle avait saisi les mots importants : aventure, mercenaire, bataille, arme, argent et recrutement. Des mots qui lui parlaient, des mots qui, une fois accompli, pourraient montrer au reste de Névarra que les Maevhras n’était pas juste des paresseux et qui n’était que bons pour chasser les reptiles volants. Sans hésiter, Clara leva la main bien haut à la fin du discours. La toute première à se porter volontaire. Qu’est ce qu’elle en avait à foutre de l’avis de papa ? Elle était en âge de faire sa propre réputation.
« Moi. » Quelques regards s’étaient tournés vers elle tendis qu’elle s’avançait aux premières lignes. Malgré l’alcool, ses pas suivaient une ligne droite imaginaire sans faillir.
« Comptez moi dans l’aventure ! » lâcha la jeune femme une nouvelle fois.
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Six ans s’étaient écoulés depuis que Clara avait pris ce premier contrat à Névarra. Les choses avaient, au final, si bien tournées pour elle. Certes, la brunette aux yeux d’émeraudes avait autant de bon que de mauvais coups sur sa fiche, faillit perdre la tête à plus d’un moment, vu des camarades tomber et pire encore, mais elle était toujours parmi les vivants. La vie ne tenait qu’à un fil, Clara l’avait appris et avait de quoi être fière d’avoir toujours sa tête attachée au reste de son corps.
La jeune femme s’était fait un petit nom parmi un cercle d’employeur à Orlaïs, ne retournant que très rarement voir les membres de sa famille à Névarra, où il ne semblait pas y avoir de réjouissantes nouvelles concernant les dragons. À croire qu’ils avaient tous décidé d’hiberner pour les années à suivre : Clara n’avait certainement pas fait une croix sur eux, elle rêvait toujours d’en abattre un, pour l’amour de l’ancien temps. Ce rêve avait seulement dégringolé dans la liste de ses priorités. Chaque fois que la névarrane retournait au domicile familiale, le grand clan des Maevhras semblait diminuer; les grands-parents, les oncles et les tantes tombaient comme des mouches. Ils y passeraient tous un jour ou l’autre. Clara pouvait déjà imaginer probablement que le jardin remplit de tombes et d’urnes, le clan ne possédant pas de crypte pour momifier leurs morts. Les dizaines de lits se retrouvaient de plus en plus vide, les frangins et les cousins suivant leur propre voix, comme elle l’avait fait. Ce qui n’était certainement pas une mauvaise chose, même si c’était tout le contraire dans la pensée des plus vieux. Les traditions familiales étaient importantes, mais l’Ère des Exaltés était un ère de changement pour tous.
Désormais, Clara voyageait et vivait de chasse, logeant dans les tavernes et les auberges qui trouvaient son chemin le plus souvent à Orlaïs, en se remplissant les poches tout doucement. Peut-être qu’un jour pourrait-elle s’acheter un Château et se faire appeler Madame de quelque chose. C’était beau de rêver.