Ton cri de surprise se transforme un hurlement de joie alors que Sorën t'attrape par la taille pour te hisser sur ses épaules. Tu as huit ans et la vie t'ouvre grand les bras. Et toi qui est souvent souriante, à cet instant précis, tu rayonnes. Plus loin, votre mère vous observe, un sourire aux lèvres. Vous n'avez que vous, le père de Sorën et le tien n'ont jamais vécu avec vous mais pour rien au monde, tu ne échangerais ta vie contre une autre. Ton univers te semble aussi solide qu'un roc.
Sorën et toi êtes partis en vadrouille. Les quinze années qui vous séparent n'ont jamais entaché cette relation si spéciale qui te lie à ton demi-frère et s'il passe de plus en plus de temps hors de chez vous, il n'oublie jamais de te consacrer du temps. Tu sais que tous les soirs, il viendra te régaler des histoires fantasques qu'il invente et te raconte de sa voix douce et posée. Perchée sur ses épaules, tu dévores tout ce qui t'entoure du regard. Tu découvre ce monde
vu des grands ; et quand Sorën se met à courir, ton rire cristallin résonne à nouveau. Et votre mère vous couve du regard.
*
«
Frimousse, j'ai quelque chose pour toi ! »
Tu te retournes et ton sourire illumine ton visage. Tu as reconnu la voix avant même de découvrir le visage de celui qui vient de parler.
Sorën. Il vient de revenir et c'est toi qu'il est allé cherché en premier, avant même de déposer ses affaires, avant même de voir votre mère. Toi avant toute chose. Il te glisse un petit paquet que tu ouvres, curieuse et découvres avec plaisir une jolie chaîne argentée à laquelle pend une libellule ouvragée. Doucement, il te l'accroche au cou et tu te jettes dans ses bras.
Quand Sorën revient, c'est toujours pour quelques jours et si tu as réussis à t'habituer à ses absences répétées, c'est quand il est chez vous que tu es la plus heureuse. Il vous raconte ses voyages et tu l'écoutes, passionnée. Quand Sorën revient, il a toujours un présent pour toi, une babiole qu'il te rapporte des nombreux endroit qu'il visite, qu'il achète parfois, dérobe souvent. Quand Sorën revient, l'auberge est à la fête, et toi Emrys, tu rayonnes.
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Ton cri de peur se transforme en un long et douloureux sanglot alors que tu reviens à toi, tremblante et pantelante. Tu as dix-sept ans et ta vie fout le camp par la grand porte. Cette nuit encore, ces cauchemars sont venus te hanter et tu sais ce que cela signifie. Tu t'en doutais, mais ces manifestations ne sont qu'une preuve de plus de ce que tu redoutes le plus. Mage. Tu es une mage. Tu as le souffle court et dans ta poitrine, ton cœur tambourine à une vitesse folle.
Ta mère arrive dans ta chambre, aussi affolée que toi et tu fonds en larmes lorsqu'elle pose sur toi ce regard où tu lis l'inquiétude et la crainte. Elle te sert contre elle, te murmurant des mots qui se veulent apaisants et réconfortants. Et entre deux sanglots, tu murmures « Laisse moi partir. Laisse moi y aller. » Depuis un mois bientôt tu ne dors plus, tourmentée par des rêves de plus en plus violents et depuis un mois, ta mère s'oppose à ton départ pour la Tour. Elle serait seule, sans toi, puisque Sorën ne revient pas aussi souvent qu'il ne le promet. Mais tu en crèves, Emrys, tu meurs à petit feu de cette magie qui te consume sans que tu ne puisse rien y faire.
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Les templiers sont arrivés en fin de journée, quelques jours plus tard, austères et sombres. C'est la gorge nouée que tu les as suivi. La Tour, c'est ton choix, mais ce choix te semble d'un coup fou et inconsidéré. Tu sais que c'est pour ton bien mais tu quittes tout ce que tu as jamais connu. Ta vie s'est résumé à Blancherive et les environs. Tu aides ta mère à l'auberge, tu suis les cours dispensés à la Chantrie. Une vie simple qui te convenait parfaitement. Tu quittes chacun de tes repères et tu t'enfonces vers cette nouvelle vie qui t'effraie. Les Templiers ne t'adressent pas un mot durant l'escorte, c'est à peine s'ils se sont présentés lorsqu'ils ont frappé à la porte de l'auberge, fermée pour l'occasion.
Votre périple, relativement court, se fait pourtant éprouvant. Tu ne dors pas la nuit et tes rêves te réveillent, toujours plus brutaux, toujours plus violents. Et tu entends l'un des deux Templiers dire à l'autre que la prochaine fois que tu hurles comme ça, il te fait taire. Alors tu ne fermes plus l’œil du tout les derniers jours.
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Un mois passé à la Tour et tu as toujours aussi peur de ta magie. Tes nuits sont maintenant plus calmes et sereines, mais tu peine à t'habituer. Toi qui a toujours vécu à l'air libre, tu dépéris enfermée dans les murs de la Tour. Tu passes des heures à regarder au dehors, par les quelques meurtrières qu'offre la Tour. Et tu restes incapable de maîtriser cette magie qui t'habite, parfois capable d'exploits et l'instant d'après incapable de produire la moindre étincelle. Tu travailles, pourtant, tu t'appliques, mais la crainte de ta nature bride pour l'instant trop tes pouvoirs pour que tu ne puisses avoir confiance en toi.
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L'ambiance à Tour t’étouffe. L'évasion massive des mages a rendu l’atmosphère malsaine. Tu longes les murs, le visage dissimulé derrière ta longue chevelure et tu évites de croiser le regard de quiconque. Tu peines à te remettre de la violence des événements, encore plus des interrogatoires que tu as subi après le départ de Hiccups. Non, tu ne sais pas où il est parti. Non, il ne t'a rien dit. Non, tu ne sais pas… Reste juste ce sentiment amère qui te reste quelque part dans la gorge. Il était le seul qui croyait vraiment en toi ici, le seul assez patient pour répéter inlassablement les mêmes choses, le seul à te donner confiance en toi.