Elle ignore la la douleur sourde, lancinante et diffuse qui irradie dans tout son corps, elle ignore la fatigue qui l'engourdit autant que le froid, sa gorge nouée et ce sentiment étrange qui l'envahit peu à peu. Elle préfère oublier et mettre le plus de distance entre cet enfant qui vient de naître, son père et elle-même. Elle a perdu le compte des jours, une semaine, peut-être un peu moins, peut-être un peu plus. Elle ne s'accorde que de bref moment de repos, plus pour ménager ta monture que pour se reposer réellement. Son envie de hurler s'est bloquée dans ta gorge, son envie de pleurer gonfle peu à peu cette masse sombre qui grandit en elle. Elle ne garde que la colère, la rage qui la nourrit et qui lui permet d'avancer. Les mots, les idées, les images naissent dans son esprit torpillé, et tout s'enchaîne à une vitesse folle sans qu'elle n'en ait vraiment conscience. L'angoisse et la panique s'installent insidieusement en elle, et bientôt respirer devient intolérable, impossible. Ca lui brûle la poitrine et ça lui retourne les tripes. Par le Créateur qu'elle en a envie, de gueuler… Et ça tape dans son crane, ça pulse, cette douleur, et cette sensation de terreur qui s’infiltre en elle et prend place, cette abominable impression qu'elle va crever elle aussi, là comme ça. Et c'est intolérable et ça la rend folle.  Le sang bat dans ses tempes au rythme effréné de son cœur qui n'en peut plus de battre. Ca l'engloutit totalement et elle ne cherche même pas à se battre, elle n'a pas la force non. Parce qu'on est en train d'arracher brutalement une partie d'elle-même, parce qu'elle a l'impression de crever. Ca grandit dans son ventre, remonte le long de ses poumons, s'agrippe à ses tripes, s'attarde dans sa gorge, ça brûle. Par le Créateur, que ça brûle, ça la consume sans qu'elle ne puisse rien y faire et ça la ravage de l'intérieur, ce chagrin qui se transforme peu à peu en rage. Elle ne connaît que ça, Sohane, la colère. C'est un brasier qui couve en elle à chaque instant, prêt s'embraser à la moindre occasion. Sauf que cette fois, son feu intérieur, il anéanti tout sur son passage.

Elle le sait, elle a pris la meilleure des décisions, la seule qui s'imposait, mais… Il y a ce mais qui tourne sans cesse dans son esprit, ce mais qui ne trouvera jamais de réponse. Alors elle chevauche et oublie la douleur atroce dans ses muscles et celle insoutenable dans son bas-ventre. Et ce n'est qu'en arrivant dans ce bled paumé qu'elle s'accorde enfin un peu de repos. La Corbeau n'est pas folle, elle n'a pas oublié son instinct de survie qui est plus fort que n'importe quoi, elle n'a pas oublié qu'il n'y aura personne pour la pleurer quand elle mourra et que c'est pour ça qu'elle vit la tête haute. Et il deviendrait franchement stupide de continuer à cavaler avec cette tempête de neige qui se lève, il n'est que l'après-midi et déjà il fait aussi sombre qu'en pleine nuit, le vent souffle de trop violentes rafales et le froid la saisit de toute part.

Quand Sohane rouvre les yeux, son premier réflexe est de chercher une dague, qu'elle ne trouve pas. Elle est allongée dans un lit sans aucun souvenir de s'y être étendue. Et soudain, la douleur qui la rattrape, aigue, terrible. Elle se redresse et entoure son ventre, ne pouvant retenir un gémissement de douleur. Et bientôt, ce brasier qui s'embrase à nouveau.