Deux années s’étaient écoulées depuis que Vrabor avait été contraint de quitter sa tribu; son exil semblait pourtant prendre fin alors que le jeune Chasind avait décidé de rejoindre la Garde des Ombres. C’était une décision réfléchie malgré les circonstances qui le poussait à donner sa vie pour défendre le monde contre les ténèbres; il voulait suivre un ami (d’autres pourraient dire amant) et ne plus être seul. Le Garde des Ombres, ami de Vrabor, assistait à la cérémonie de l’Union et la fierté pouvait se lire dans les prunelles de ses yeux lorsqu’il regardait le Chasind. Depuis deux ans, il lui avait appris tant de choses; Vrabor avait raffiné ses capacités martiales et surtout, il lui rappelait le jeune homme qu’il avait un jour été.

La cérémonie de l’Union comportait des risques, mais le Garde des Ombres n’avait pas cru nécessaire d’en informer Vrabor; la peur de la mort ne devait pas faire reculer une âme courageuse à suivre son destin. Néanmoins, il craignait, au fond de lui, de voir mourir, sous ses yeux, le jeune homme qui le rendait heureux.

Le jeune homme était debout, la tête bien haute et lorsqu’il regardait les recrues autour de lui, une lueur de défi brillait dans son regard; il prouverait à tous ses capacités de guerrier supérieures aux autres. Bien entendu, le jeune barbare était bien loin de se douter que la force ou le niveau d’entrainement ne suffirait pas à passer l’Union, mais ça, il allait le découvrir très bientôt.

À quelques pas de lui se trouvait un homme d’une quarantaine d’années, à la carrure imposante et digne de respect. Ce dernier ne craignait pas l’Union et semblait même fâché de se trouver parmi des gens plus jeunes que lui, la grande majorité effrayée et dont la volonté n’avait rien à voir avec leur présence. Les Gardes des Ombres pouvaient conscrire toute âme qu’ils jugeaient digne de cet ordre de héros légendaires. Quoi qu’il en soit, Vrabor avait remarqué la présence de cet homme plus âgé, mais ne lui avait pas accordé une très grande attention. Doucement, l’homme s’était approché du barbare et après lui avoir tendu une main sous son coude, il lui avait soufflé son prénom ainsi qu’une phrase qui semblait être une formule de politesse ou une manière d’entrer en relation.

Vrabor n’était pas doué pour les relations humaines, mais il avait tourné son regard vers la main tendue et l’avait fixé quelques secondes avant de lever les yeux vers le visage de l’homme. Une poignée de main ne voulait rien dire pour le jeune Chasind alors il se contenta de répondre à la recrue : « Nous nous appelons Vrabor. Nous avons beaucoup voyagé… ». La notion de sud n’était pas acquise par Vrabor; son compagnon Garde avait tenté de lui apprendre beaucoup de choses, mais certains concepts étaient encore abstraits. Le Chasind savait s’orienter et il connaissait les mots, mais ce qu’était le sud pour lui et pour une autre personne, tout cela n’était pas clair.

La jeune recrue avait ensuite détourné le regard du guerrier; le Commandeur Garde venait de s’approcher en compagnie de son énorme griffon. C’était la première fois que Vrabor voyait une telle créature; le griffon de son ami Garde des Ombres était mort bien avant que les deux hommes ne se rencontrent et jamais il n’avait cru bon de se procurer une nouvelle bête. Néanmoins, il avait tant de fois parlé de ces créatures au Chasind que ce dernier en rêvait la nuit. Cette fois, un véritable griffon se trouvait plus loin, devant lui, et le jeune homme était admiratif. « Nous voulons voler sur le dos d’un griffon… » avait-il murmuré pour lui-même.

« Moi, c'est Bedwyr. Il est plutôt classieux, le bestiau, c'est sûr. Maintenant, j'aime autant mourir proprement d'un coup d'épée dans le bide, que de glisser du dos de ce gros pigeon et de m'éclater comme une vieille courge sur le plancher des vaches... ».

Vrabor avait tourné les yeux vers l’homme qui disait s’appeler Bedwyr. Le reste de ses mots, le jeune homme ne les avait pas compris, mais il s’en foutait royalement; la conversation n’avait jamais été son fort, et ce, même au sein de sa tribu. « Bedwyr » répéta le Chasind maladroitement simplement pour apprendre la phonétique de ce nom avant que la recrue poursuive : « Tu sais, mon gars, si tu survis à l'Union, y a un corps spécial chez les Gardes, qui s'occupe des griffons. Des éleveurs, des entraîneurs, des dresseurs, tout ça... Y a même pas besoin de savoir parler! C'est fait pour toi; et t'as même pas à craindre de prendre l'odeur de litière, tu l'as déjà! ». Cette intervention, Vrabor en avait compris chacun des mots et il fronça les sourcils : « Nous savons nous battre! Nous voulons être un Garde des Ombres pour tuer, pas pour nous occuper de bêtes! ». Le Commandeur Garde prit la parole, ce qui força Vrabor à tourner les yeux vers lui; tôt ou tard, il comptait bien montrer au vieillard toute l’étendue de son potentiel.

« Je prête serment, en cet instant, de me tenir dans les ombres et d'y faire rempart. Je prête serment, en cet instant, de sacrifier tout ce que j'étais, pour devenir plus, pour endosser la cape de la Garde, et demeurer en rempart face aux ténèbres. Je prête serment de relever mon frère blessé, de venger mon frère tombé, de ramasser son épée, et de continuer la Lutte jusqu'au jour où l'Appel fera de moi un héros. » avaient alors entamé les recrues d’une même voix, toutes, à l’exception de Vrabor qui avait marmonné des paroles incompréhensibles. Son compagnon Garde des Ombres avait tenté de le lui apprendre, mais en vain.

Lorsque le moment vint de faire quitter les nobles afin que les recrues boivent le contenu du calice de l’Union, ce fut le nouvel « ami » de Vrabor, Bedwyr, qui fut le premier à s’avancer. Le jeune Chasind le regarda en croisant les bras sur son torse, un sourire se dessinant à ses lèvres; l’intimité qu’avaient partagée Vrabor et son compagnon Garde des Ombres lui avait permis d’en apprendre davantage sur le rituel de l’Union que les recrues devaient savoir en temps normal. Ainsi, le jeune homme savait qu’il y avait un risque de mourir en avalant cette mixture et avec un peu de chance, le vieux rabougri y laisserait sa peau. Ce n’était pas que Vrabor voulait le voir mourir, mais Bedwyr pensait lui être supérieur parce qu’il pouvait s’exprimer mieux que lui et cela faisait naitre un sentiment de rage dans les entrailles du Chasind.

Malgré tout, dès que Bedwyr ingurgita le contenu du calice de l’Union, Vrabor retint son souffle et lorsque l’homme s’effondra au sol, il crut qu’il était mort. Ce fut ce que cru également d’autres recrues qui se mirent à s’énerver; certains ne voulaient plus devenir Gardes des Ombres, mais il était trop tard pour reculer. Afin de donner l’exemple et prouver à tous qu’il était courageux, Vrabor s’avança à son tour. « Nous ne craignons pas la mort! » s’était-il exclamé en prenant le calice et en le portant à ses lèvres à son tour.

Le gout de cette mixture le répugnait, mais cela n’était rien comparé à la brulure qu’il ressentait maintenant dans tout son corps. Le Commandeur Garde prit le calice et dès que le Chasind sentit ses mains libres, il les porta à sa gorge qu’il croyait être en train de se liquéfier. Ses yeux s’écarquillèrent, mais il sentit qu’il n’allait pas mourir, pas aujourd’hui. Tout devint noir et Vrabor s’écroula au sol, vivant.