Les méandres céréaliers des champs et le soleil qui le gouvernait portaient l’odeur âcre de la mort, mais était-ce tout ce qu’elle connaissait et y voyait-elle une forme de réconfort. Celle d’une terre natale, qui prendrait aussi sa vie. Elle n’était probablement pas de Vyrantium et sûrement vendue trop jeune, ses seuls souvenirs ne remontaient pas plus loin que l’exploitation de ces céréales dont elle ignorait parfois le nom. Alors ce serait son origine, et sa place. ‘Attends, je vais t’aider.’ courait comme une nécessité dans sa bouche quand elle entrapercevait l’autre esclave qui peinait à soulever sa charge quand la malnutrition et la fatigue s’était mal accouplé pour permettre de supporter la journée. Il valait mieux se dépêcher avant qu’un des maîtres ne l’aperçoive. Les punitions étaient suffisamment sévères ! Et pourtant, elle en voyait si peu faire cela. Chacun pour soi, que le moins mauvais de l’engeance qu’ils étaient survive.

Tenir n’était même pas une question d’espoir, ou de foi, seulement de condition. Rien d’autres ne les attendait et elle y percevait la seule chose à faire, avancer sur un chemin qu’on leur traçait. Sans identité, sans culture, sans possibilité d’apprendre, elle avait glané au détour d’une discussion surprise dans un marché où elle devait transporter des marchandises avec d’autres ces histoires de premiers dieux. Elle ne connaissait pas leur nom, ni ce qu’ils étaient, absolument rien. Ce n’était pas nécessaire, qu’aurait-elle pu en faire telle qu’elle était ? Le simple fait qu’il y ait autre chose que Tévinter était sa promesse. Aussi loin en étaient-ils. Les enflures déguisées par le sang roussis du soleil les couvraient souvent les soirs, les pluies étaient un détail du monde aimé à l’intérieur de soi et le regard de l’eau imprévisible de la rivière à peine à leur portée. Il fallait nettoyer les blessures avec ce qu’ils avaient, soit morceaux de leurs propres habits et le sacrifice de leur eau, ou préférer les supporter. Lath, une esclave plus fragile et malingre de condition même si elle ne manquait pas de caractère, ayant eu du mal à s’adapter, elfe des forêts de naissance capturée très jeune pour être vendue, se retrouvait toujours à devoir essayer de décliner les offres d’Elorill, souvent en vain. Et cette dernière ne semblait pas en souffrir, la ténacité des champs paraissait avoir renforcé la vitalité de son corps ou alors en était-ce seulement son âme initiative. Ce n’était certainement pas les humains qui allaient venir vérifier que ça allait…

Mais les humains n’étaient pas les seuls. ‘Quelque chose ne va pas ?’ Ils s’étaient tous arrêté pour regarder l’un des leurs tremblants sur ses mains, ses tempes exhalés sur une trop grande concentration. ‘Je dois leur prouver que je suis un mage !’ Les dents crissant, ça faisait un siècle qu’il le leur revendiquait. ‘Tu ne vas pas essayer ici !!’ Mais l’horreur se perdit à l’approche d’un des surveillants qui fit monter sa tension jusqu’à l’explosion de flammes rougeoyantes. Son omoplate fut juste assez brûlée pour éviter à Lath d’y laisser son visage lorsqu’elles roulèrent projetées dans ce qui restait de cette portion du champ. Non seulement il y perdit la vie, mais les autres furent punis pour les récoltes perdues. Les humains ou les elfes… ses larmes se souviennent juste de la douleur et de la fièvre. Mais demain, le soleil brillerait à nouveau, et le ciel continuerait à être bleu… C’est la seule chose qui rend le sourire quand la vision des perles meurtris de ses yeux dépasse les flocons brûlés du blé qui déversent leur cendre. Elle leur ressemblerait presque… Peut-être quelque part, y avait-il quelque chose ou quelqu’un qui les libèrerait ? Tu es bête de croire à des choses si simples mais parfois, cela fait toute la nature engagée des croyances.

Infortune pariée, Lath ne se souvenait d’absolument rien, si ce n’est un mot, ‘lath’, dont elle ignorait la signification mais qu’elle avait pris pour patronyme afin de ne pas l’oublier. L’abrutissement des esclavagistes prenait absolument tout. Des dires circulaient bien évidemment, sur des elfes libres et même des elfes de ville qui ne seraient pas esclaves mais tout ça était bien loin d’eux. Un rêve un peu trop prononcé qui réchauffait les nuits, le jour le soleil était trop accablant sur la réalité. Même si la douceur et la bonté faisaient Elorill, Lath n’osa lui parler du projet de révoltes qui s’échafaudait entre eux car sa volonté et son assurance n’avaient jamais été marquées. Elle craignait qu’elle ne s’y oppose, et lorsqu’une fin de soirée la clameur éclata – à mi-chemin entre les champs et leurs enclos de la ville – Elorill fut trop naïve. Qu’espéraient-ils ! Le plan était suffisamment mauvais pour tous les faire tuer – oui ils étaient rassemblés, mais c’était également le moment où les gardes étaient les plus présents – et c’est dans la clameur d’un combat perdu d’avance que ses bras reçurent la gerbe sanglante qui s’échappa de la lame qui venait de transpercer Lath, à peine ses bras refermés autour d’elle. Le garde cogna sans ménagement d’un revers du poing son crâne, envoyant son corps s’étaler sur le ventre dans la poussière. Ses yeux défaits n’entrevirent que le son de la rivière, pendant que les cris du massacre se répercutaient derrière elle. Autant dire qu’elle ne fit qu’entendre et ne vit rien, jusqu’à même la rivière qui en profita pour engloutir son échappée précipitée sous son courant engagé par la proximité de la mer. Une cataracte de désespoir qui noie la gorge, mais c’est ça, ou mourir. Alors, se débattant contre la dureté de l’eau qui ne veut rien savoir jusqu’à ce que par un quelconque miracle, les branchages qui bordaient l’autre rive se referment entre ses doigts, ses bras eurent encore juste la force de la hisser. Dégorgeant les tasses qui ne l’avaient pas noyée, son regard souffrant jeté derrière elle apercevait encore les ravages. Assez près pour que ceux qui patrouillaient ici aient accouru pour aider à mâter la révolte, assez loin pour qu’on ne l’est pas encore aperçue. Dans quelques instants, elle serait morte, ses doigts enfoncés dans son ventre qui ne savait plus comment respirer, oubliant le saignement qui se mêlait à ses mèches sombres, ses pas se jetèrent en avant.

Tévinter, place d’une terre infinie, et à laquelle elle ne pouvait se fier à personne, elle était partie dans la seule direction qu’il lui avait semblé assez judicieuse quand il lui parut s’être suffisamment éloigné de Vyrantium. Le sud. Le nord n’était qu’une mer, infranchissable pour elle. Alors, le sud… Aucune blessure grave ne l’avait handicapée mais ça ne serait jamais qu’une question de temps. La peur nouait ses organes sur chaque rayon de soleil ou de lune, mais l’air était incroyablement vivifiant… Même celui qu’apportait la mer ne pouvait rivaliser. C’était la sensation d’être libre. Ça n’avait pas de pareil, même si … elle ne savait pas quoi en faire.

Faire confiance à qui que ce soit serait un arrêt de mort. La peau gelée sur les maigres tissus de sa robe, les mains remontant l’arc de ses bras dans l’attente d’une chaleur plus constructive et surtout d’une peur dont elle n’avait pas encore compris comment elle n’y avait pas succombé. L’Empire Tévintide était grand, suffisamment pour pouvoir rester à l’écart des routes et des villes. Mais elle ne les connaissait pas, et l’anxiété grimpait plus vite que la fin – même quand la végétation se mit à se faire plus dense et les couleurs habituelles de Tévinter à décliner. Se nourrir avait été compliqué selon les jours, se réduisant la plupart du temps à ce qu’elle trouvait du sol. Une partie de sa survie se devait à un campement trouvé à l’abandon, du moins au premier coup d’œil. Rapidement était-elle tombée sur les cadavres sanguinolents de quelques personnes qui n’auraient jamais dû se trouver là. Probablement des fuyards eux aussi, même s’ils n’avaient pas la tête d’esclaves. Les yeux chamboulés d’une vision qui les piquaient de larmes, les derniers deniers de la survie furent tout ce qui lui permit de ramasser les affaires qu’elle trouva avant de filer, un regard derrière elle dans la peur que ceux qui les avaient attaqués ne soient encore dans les parages. Une couverture mal en point, un peu de nourriture, une gourde, une dague ébréchée lui tinrent compagnie jusqu’à ces forêts où elle commença à peine à nouveau à respirer. Plus elle s’éloignait plus les chances qu’on la retrouve s’amenuisait, mais plus l’inconnu devenait effrayant également.

Sa première rencontre ne fut pas pour la rassurer. Nettoyant quelques plaies auxquels avaient été soumises ses chevilles, des cris fusèrent plus loin. Pas suffisamment loin pour ne pas distinguer la détresse. L’instinct fut le plus fort, celui de la sauvegarde. Pas la sienne. Elle faisait sûrement n’importe quoi. Avisant un ce qui paraissait être un bandit agressé un enfant, à côté de précédentes victimes, Elorill eut le geste instinctif le plus coupable de son être : la dague plongea dans la nuque du malfrat qui ne l’avait vu venir. Ses bras écartèrent l’enfant juste attend l’enfant de cette mort, et elle n’attendit certainement pas son reste. Peu loin, des voix criantes à sa recherche s’élevaient. Pourtant, sa course qui ne s’était pas ménagé faillit la jeter à terre quand une déchirure atteint son flan, elle ne s’arrêta certainement pas pour voir de quelle arme il pouvait s’agir. Etre une esclave en fuite, n’avait rien de facile. Pour la première fois, des larmes amères de désespoir coulèrent sur ses joues salies. Pourquoi tout cela était juste arrivé ? Elle ne reviendrait certainement pas en arrière, plutôt faillir dans ce paysage qu’elle ne croyait même pas exister plutôt que reconnaître la vie d’esclave. Si les dieux le lui accordaient…

Sa plaie ne pouvait être guérie par ses maigres capacités mais à court terme l’avait-elle faite taire. Juste assez pour continuer un peu plus loin, et faire sa dernière rencontre. C’était à l’occasion de la proximité d’un ruisseau, deux inconnus qui lui parurent être des elfes – mais tellement différents de ceux qu’elle connaissait, dans leurs vêtements, dans leurs ports – fuir n’avait même pas été à l’option tant elle avait été affaiblie. Mais aussi parce qu’il y avait l’étrange impression que ce n’était pas nécessaire, ou la perte d’un peu trop de sang la faisait délirer. Les pétales des arbres à la couleur d’émeraudes qu’elle n’avait jamais vu que de loin dans les marchés se mêlèrent à l’air qu’elle ressentait brusquement plus frais du vent.

Soignée, abritée, nourrie. Comment ne pas leur accorder sa confiance vue l’avidité avec laquelle elle buvait leur protection ? Elle ne savait quoi faire, mais c’était une occasion immanquable pour se cacher de Tévinter. Evidemment, les premières nuits n’avait-elle pas pu dormir. Observant les étoiles qu’elle réalisait contempler peut-être pour la première fois depuis un siècle et même avant, ça n’avait pas été ainsi. Il était assez aisé de lire sur elle qu’elle était esclave de Tévinter mais ne cherchant pas à en savoir plus, Elorill préféra garder pour elle le reste de cette vie qui lui pesait étrangement. Ça n’avait rien de pareil avec ce qui s’étalait devant ses pieds maintenant. Harand avait quelque chose d’un peu froid, qui la mettait mal à l’aise, gardant souvent au début ses orbes inclinés vers le sol, dépositaire d’un spectre de douceur, mais Serani était incroyablement gentille. Plus vieille aussi, elle lui inspirait peut-être la proximité dont elle avait besoin, et sa confiance se délia plus vite avec elle. Comme elle n’avait que peu de choses pour se rendre utile, elle se mit à s’occuper d’elle, profitant de toutes ses occasions pour en savoir encore et encore sur le monde où elle était tombée. Orlaïs, les dalatiens, les légendes, leur culture. Etrangement, Elorill n’eut que peu de mal à accepter qu’elle en faisait également parti, au contraire. Chacune de ces choses qu’elle apprenait semblait déjà faire partie d’elle. Quelque part, ou autre part. Une page de son propre passé tourné, mais avant qu’ils ne se déplacent pour la première fois, encore inconnue des quelques coutumes elfes, elle rassembla quelques pierres redessinées par la floraison de quelques boutons au souvenir perdu de Lath, incapable de pleurer toutes les larmes qu'elle désirait.

Une chose en particulier l’attrapa. Les anciens dieux des elfes. Le monde d’Elgar’nan et la sagesse de Mythal, le foyer de Sylaise et les arts de June, les légendes d’Andruil, Ghilan’nain, Dirthaman, Falon’din, Fen’Harel. Enfin. Chacun des noms résonnait dans son esprit comme une bénédiction et dans ses yeux comme de rêveuses étoiles scintillantes, certaine que ce fut eux qui lui permirent d’aller aussi loin et de rencontrer les Varalasan. Elle en connaissait encore si peu sur leurs traditions mais ils possédaient déjà toute sa foi et ses prières. Un animal leur était échu : le hahl de Ghilan’nain. De magnifiques créatures toutes de blanc faites, aux cornes grandissantes qu’un doigté expert semble avoir fait s’élever sur un voie qui les dépasse tous. S’éloigner du camp n’était pas dans ces habitudes, alors entre Serani et les tâches simples auxquelles elle pouvait pouvoir pour le clan, elle passait la majorité de son temps en leur compagnie. Les choyant plus que ne sachant réellement s’en occuper, peut-être était-ce elle qui profitait plus de leur compagnie que l’inverse en fin de compte. Mais ils semblaient l’apprécier. Finalement, ce fut si flagrant que Serani en profita pour lui vouer quelques réelles connaissances à leurs sujets et permettre de véritablement s’occuper d’eux. ‘Ils sont tout ce que la vie tant à charrier trop vite, dans son injustice humaine…’ Elorill ne comprit pas tout à fait ses paroles ce jour-là, mais la lointaine vision emplie de tristesse de la vieille elfe l’incita à ne pas relever, cherchant de son regard celui toujours si égal de Harand. Il n’était pas là.

Pour les autres membres du clan, ce n’était pas aussi aisé qu’avec les hahls. Etait-ce différent, mais comme elle ne s’imposait jamais, sa discrétion à leurs égards suffisait. Le monde ne lui était pas encore entièrement acquis, et même si elle ne faisait pas plus confiance aux humaines qu’aux autres elfes qu’elle pouvait rencontrer, était-elle mieux placé que quiconque pour savoir ce que la servitude entraînée. Alors comprenait-elle amèrement les elfes des bascloîtres, contrairement à ce qu’elle découvrit de la pensée de bien des elfes dalatiens, sans pouvoir aller au de-là car n’en connaissant rien. Son ouverture la faisait se sentir parfois un peu différente d’autres elfes, auxquels évitait-elle alors de se mélanger, incertaine, mais sans jamais se sentir rejetée. Et ce probablement grâce à ceux auxquels elle appartenait désormais. Ses pas maladroits s’abreuvaient de tout ce qu’on voulait bien mettre à sa portée, une oreille attentive sur les mots d’Harand dont elle ne comprenait pas toujours la sagesse même si elle la respectait, des questions à Panoriel qui finissait souvent par lui attirer quelques situations cocasses dont elle se remettait bien vite dans sa simplicité lorsqu’elle pouvait s’abreuver d’autres de ses histoires. Au de-là de sa douceur continuellement, ses yeux brillants trahissaient comme elle l’admirait. Même si elle se sentait à sa place, Panoriel s’était, elle, enfuie volontairement de sa prison, Elorill… en était juste arrivé là.

Au-devant du dernier hommage rendu à Serani, les larmes perlent aux coins de ses grands yeux ouverts, fixant ce qu’ils laissent partir autre part. Même si elle ne tremble pas, ses mains jointes devant elle, un étrange vide remonte ses veines frémissantes à tous ses souvenirs. Derrière ses sourires et son amour, était-elle juste suffisante ?

Le monde doit reprendre son cours. Cette reconnaissance envers ce clan aura fait sa place, car sans en être départie, elle n’y pense plus. Lorsqu’elle soigne les hahls, qu’elle s’occupe de couper des herbes pour le repas, ou qu’elle tend la corde d’un arc dont la flèche filera où les dieux l’entendront. Le labyrinthe vert et opalescent derrière les rayons de soleil qui s’y baignent à toujours l’odeur fraîche de la vie, quel que soit où ils vont.

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