✥ Date, mois, année ☩ 5:12 des Exaltés, Eluvestia, 27e jour.
✥ Lieu ☩ Un endroit reculé des jardins du Palais
✥ Moment de la journée ☩ Milieu de matinée
✥ Autre ☩ Pluie fine
Lyrïe n’était pas femme d’extérieur.
Aussi loin que remontaient ses souvenirs, c’était toujours de l’extérieur que provenaient les menaces qui l’avaient guettée. Que ce soient les humains de Ghislain ou les chasseurs d’esclaves, ils ne les avaient frappés que lorsqu’elle et les siens s’étaient trouvés loin de l’ombre salvatrice d’un toit et de ses quatre murs.
Et le jour funeste où Ynis était mort contre elle, les baignant de son sang et de son regard cave, seul le ciel la surplombait, la laissant à la merci de la place immense de Vol Dorma, dont l’espace vide l’écrasait de vertige.
Après cela, nulle pièce, si petite soit-elle, n’aurait pu lui paraître plus étouffante que le néant dévorant d’un lieu dépourvu de murs.
Lyrïe n’était donc pas femme d’extérieur. Elle respirait toujours plus facilement dans les endroits clos.
À Minrathie, il lui était impossible d’arpenter sereinement une place trop vaste, même parée de jolies fontaines ou encombrée par un marché. Elle préférait les ruelles, plus fraîches, étroites et sombres, ou alors ne pas quitter la demeure de son Maître. Elle pouvait demeurer des jours sans poser le pied dehors quand aucune de ses missions ne lui réclamaient de sortir.
Ce n’était pas le cas ici.
À Minrathie, elle connaissait chaque pierre du manoir. Il n’était pas une pièce, un meuble ou un couloir dont elle ne pouvait décrypter l’humeur et le traiter comme un vieil ami. La vie intérieure du lieu lui était si familière qu’elle aurait pu dire en temps réel où se trouvait tel serviteur ou esclave.
Ce n’était pas le cas ici.
Ici, le Palais Impérial de Val Royeaux tout entier leur était hostile, du moindre de ses marbres aux draperies de leurs appartements. Même s’ils étaient reçus avec tout l’honneur qu’il sied à un ambassadeur, fut-il de Tevinter, jamais aucune pièce ne les accueillait autrement qu’avec froideur et malveillance. Lyrïe le sentait chaque fois qu’elle effleurait un montant de porte ou prenait place dans un fauteuil.
Au fond, cela l’indifférait. Elle était entièrement satisfaite de demeurer une étrangère dans l’endroit le plus raffiné de ce pays détesté. Mais la principale conséquence en était qu’il lui était difficile de demeurer dans une même pièce plus de quelques heures.
Au-delà, les murs d’ordinaire protecteurs se faisaient à ses yeux aussi angoissants que le vide térébrant d’un espace privé de frontières.
Alors, elle gagnait les jardins.
Les jardins impériaux étaient somptueux comme il se doit. Et même s’ils se montraient aussi fermés à son égard que le reste du Palais, ça ne changeait pas grand-chose dans la mesure où Lyrïe s’était toujours montrée méfiante vis-à-vis des jardins, quels qu’ils soient.
Même domestiquée, la nature est traîtresse.
Parmi les naïfs et les faux esthètes qui déversaient leur verbiage oiseux sur ses beautés, elle était simplement la seule à la voir sous son vrai jour.
À force de s’y faufiler en toute discrétion, profitant de l’ombre de chaque massif pour se soustraire aux regards méprisants sous les masques orlésiens, elle avait fini par y repérer un petit kiosque recouvert par la masse abondante d’un rosier grimpant, aux innombrables fleurs étroites et blanches. Sa floraison était si prolifique que sa retombée formait une alcôve végétale en prenant appui sur une des arches extérieures.
S’installer ici, c’était devenir invisible aux regards derrière le paravent des corolles.
Lorsque Maître Adamus n’avait aucune mission dont la charger, elle venait se tapir ici pour échapper à l’animosité du Palais et de ses occupants, et écouter ce qui se disait dans le kiosque au-dessus de sa cachette.
Inutile de dire qu’il ne lui avait pas fallu longtemps pour estimer pleinement la valeur stratégique de l’endroit, tant elle était susceptible d’y entendre des confidences intéressantes de la part de ces nobles qui se croyaient de bons Joueurs. D’ici à ce que le devoir l’appelle à nouveau, c’est encore là qu’elle emploierait le mieux son temps libre.
Ce jour-là, les nuages laissaient lentement tomber leurs multiples caresses.
Lyrïe n’était pas femme d’extérieur. Mais elle avait toujours aimé la pluie.
Même du temps où elle n’était synonyme que de nuits glaciales et sans sommeil, même lorsqu’elle barrait complètement le ciel et bannissait la lumière du jour, elle se sentait toujours purifiée et comme sertie de forces nouvelles à son contact.
Et puis, dans un endroit comme le Palais Impérial de Val Royeaux, cela voulait surtout dire qu’elle aurait les jardins pour elle toute seule.
Pour une fois, se retrouver à l’extérieur fut la véritable bouffée d’air frais que les gens décrivaient d’ordinaire lorsqu’il fallait verser dans les lieux communs.
Elle n’en pouvait plus de cet endroit. Minrathie lui manquait.
Sans prendre la peine de retrousser le sarouel brodé qui lui enveloppait les jambes sous sa longue tunique, Lyrïe s’avançait tranquillement dans les allées gravillonnées de blanc, sans paraître sentir la légère pluie qui la détremperait lentement mais sûrement.
Elle la sentait, pourtant. Elle en était heureuse.
Quelques minutes à peine lui furent nécessaires pour atteindre son repaire, le petit kiosque perdu au milieu des dais de feuillages et des pergolas de glycines. Et pour une fois, puisqu’elle n’aurait sans doute personne à espionner aujourd’hui, elle gravit les marches de bois pour goûter à l’atmosphère fraîche et secrète du pavillon surchargé de roses.
Elle y demeura quelques instants, silencieuse, à écouter les carillons des gouttes de pluies sur les feuilles.
Elle commença à se sentir ridicule.
Quoiqu’elle ait imaginé ressentir en se tenant là, il était manifeste que c’était un échec.
Elle se sentait toujours en proie à l’adversité d’Orlaïs.
Puisqu’il ne servait à rien de rester ici, elle résolut de continuer sa promenade sous la pluie et tourna les talons.
Juste pour apercevoir l’homme qui se tenait dans l’allée. Sans qu’elle ne puisse faire autrement que de le croiser.
Déjà impassible auparavant, son visage se ferma plus encore alors qu’elle descendait les marches. Puisqu’elle n’avait pas le choix, ce ne serait qu’un bref mauvais moment à passer.
Elle se fit la remarque que c’était peut-être sa brièveté qui le rendait d’autant plus détestable.